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Cannes 2012 : la norme des films sujets

Dossier | Par David Honnorat | Le 25 mai 2012 à 15h22

C'est un genre à part entière qu'on retrouve chaque année à Cannes, les « films sujets » explorent sans relâche les bordures du cinéma pour tenter, un peu en vain, de trouver ce qui n'a jamais été abordé...

La sélection officielle du festival de Cannes a toujours privilégié deux grandes manières d'envisager le cinéma d'auteur. Schématiquement on opposera ainsi les films formalistes - brillant par la qualité de la mise en scène, les trouvailles visuelles ou la beauté de la réalisation - et les films sujets dont l'objectif est d'innover dans la manière d'aborder des thèmes toujours plus difficiles.

Vivre le festival de Cannes c'est passer de l'un à l'autre sans ciller ; avaler des heures de plans éblouissants ou être confronté, souvent dans une austérité soignée, aux sujets les plus graves. Entre les films qui parlent aux yeux et ceux qui parlent aux tripes, on trouve chaque année quelques films, souvent les plus beaux, qui parviennent à s'adresser directement au coeur.

Le cinéma d'auteur doit-il être sordide ?

La notion de « film sujet » qu'on peut généralement associer à l'idée de « film de festival » est encore une fois inévitable cette année. Le catalogue des thèmes abordés dans la sélection 2012 parle d'ailleurs de lui-même : le tourisme sexuel féminin, la fin de vie des personnes âgées, la transexualité, la présomption de pédophilie, l'infanticide ou le fanatisme religieux... dans cette galerie de sujets aux faux airs de sommaire de Zone Interdite, la double amputation des jambes de Marion Cotillard dans De Rouille et d'os fait figure de récréation. Attention toutefois, il ne s'agit pas de caricaturer l'austérité effective des thèmes abordés. Si on peut bien sûr s'amuser de l'extrême gravité des sujets (comme le fait très bien Henry Michel dans l'épisode 5 de Cannes Inside), elle n'implique rien concernant la qualité des films. Le festival de Cannes a montré à de nombreuses reprises que le cinéma pouvait rendre passionnants les sujets les plus rudes. Par la magie de la mise en scène, les meilleurs cinéastes parviennent à trouver dans les sujets les plus pénibles la matière suffisante à une quête d'absolu. On le constate en consultant la liste des Palme d'or récentes : la tuerie de Columbine a nourri la puissance formelle d'Elephant, un sujet aussi oppressant que l'avortement illégal en Roumanie n'a pas empêché Cristian Mungiu de révéler la maestria de sa mise en scène, l'histoire du deuil d'un père a offert à Moretti le sujet de son film le plus poignant.


Combat de boxe, extrait de De rouille et d'os

Le sujet, aussi grave et édifiant soit-il, ne condamne donc pas le film à un programme particulier, et il serait donc faux d'assimiler des longs-métrages n'ayant rien d'autre en commun que la pesanteur de ce qu'ils abordent. Toutefois, cette course au sujet choc a quand même quelques conséquences sur les films eux-mêmes ainsi que sur la manière dont on les découvre au festival de Cannes et, plus tard, lors de la sortie en salle. Essentiellement parce que les sujets sont traités en pleine conscience de leur délicatesse. Michael Haneke, Thomas Vinterberg, Cristian Mungiu, Ulrich Seidl, Joachim Lafosse ou Xavier Dolan savent très bien dans quoi ils mettent les pieds en abordant des sujets graves et/ou marginaux. Les cinéastes, conscients de l'impact immédiat sur le public de ce qu'ils traitent à l'écran, ont donc à choisir ce qu'ils en font. Trouver surtout, comment aller au delà. S'agit-il de choquer ou de feindre l'indifférence ? Faut-il au contraire tenter à tout prix d'éviter de céder à la putasserie ? Dans Amour de Michael Haneke, le personnage de Jean-Louis Trintignant mets les pieds dans le plat : « Rien de tout cela ne mérite d'être montré. » Si la seule manière de rester digne est de fermer les yeux, alors effectivement, tant que le sujet n'est pas dépassé, l'exercice est vain. D'autant plus vain d'ailleurs qu'il a tendance à devenir l'unique objet du film. « Regardez comme je suis franc, direct et sans tabou. » ont l'air de se vanter quelques films tout en se complaisant dans le grave ou le sordide.

Eviter la norme

Ne pas proposer grand chose, de peur de tomber dans l'abjection, ce fut un peu la maladie des films sujets de cette année. Il ne faut toutefois pas généraliser le mal, car si Vinterberg et Seidl, bien incapables de trouver du cinéma au delà de leur proposition initiale, nivellent la "catégorie" par le bas, Mungiu, Haneke et surtout Dolan ont trouvé comment tirer leur épingle du jeu.

Pour Cristian Mungiu, la clef est dans la mise en scène. D'une précision absolue, la direction du cinéaste roumain transcende l'austérité de son thème (sur 2h30, une jeune femme se fait exorciser dans un couvent de soeurs orthodoxes). Haneke, lui, dépasse très largement le sujet de la fin de vie en construisant son film sur une question plus vaste : comment l'amour survit-il à la mort ? Il insuffle ainsi beaucoup de bienveillance et d'humanité dans une histoire a priori déjà très rude pour le spectateur. Xavier Dolan, enfin, a l'intelligence de ne justement pas faire un film sujet. Si l'on peut paresseusement résumer Laurence Anyways à un film sur la transexualité, il s'agit en fait d'une histoire d'amour, classique mais passionnée, traversée par la question de la marginalité en faveur de laquelle le film est un manifeste. Dans son écriture et sa forme, le film revendique la marginalité comme une valeur fondamentale.

Face à l'oppression de la normalité, les films sujets sont donc en résistance. Car Cannes c'est aussi un certain nombre de « films normaux », complètement lisses et finalement insignifiants. À l'heure ou j'écris ces lignes, je n'ai déjà plus beaucoup de souvenirs de la digestion facile de Lawless ou Sur la route. Aussi représentative qu'elle peut l'être de l'état du cinéma mondial, la sélection cannoise a donc vocation à mettre en perspective une certaine forme de diversité mais, ce faisant, elle a paradoxalement fini par créer des moules. Pour le spectateur il s'agit donc de distinguer les oeuvres réellement fortes et originales de celles qui relèvent davantage du prêt-à-choquer.

Ces deux dernières années la Palme d'or a consacré des films visuellement éblouissants abordant des thématiques extrêmement amples : le cosmos, les origines du monde ou la réincarnation. On aurait ainsi pu s'attendre à découvrir cette année davantage de films intensément métaphysiques, mais seul l'inconsistant Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas entre véritablement dans cette catégorie. Contrairement au film sujet, la recette du grand film cosmique n'a pas encore bien circulé. Et c'est une excellente nouvelle.

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