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Holy Motors : Leos Carax, enfant maudit de la Nouvelle Vague

Dossier | Par Jérôme Dittmar | Le 4 juillet 2012 à 17h36

Vieux fantasme hexagonal, la Nouvelle Vague n'a jamais su autant et moins concerner Leos Carax qu'aujourd'hui, alors qu'Holy Motors résume et réinvente tout. Et si le romantisme fou, la poésie crépusculaire, le cinéma comme absolu, ces histoires de fille et de garçon, le retour aux origines, ne tenait qu'à une question de vitesse ?

Brûler ses vaisseaux, maintenant, parce que le monde n'attend pas. Depuis ses origines le cinéma de Leos Carax est hanté par un désir de vitesse. Une course non pas folle mais raisonnée se déployant avec le déterminisme de ceux qui ont tout vu et savent que la grandeur ne réclame aucun compromis. Le romantisme rimbaldien a pour seul prix celui de l'absolu. Un coût qu'on monnaye sans aveuglement, les yeux ouverts sur son âme, au risque de se perdre avec la lucidité de celui qui connait son ivresse.

Carax arrive au cinéma au moment où tout est fini. Lorsque le monde s'enfonce dans une longue phase crépusculaire prise alors très au sérieux quand on a vingt ans et vu tous les films. Fin des utopies, déclin de la révolution sexuelle, décès de la pop, cinéphilie sous perfusion, mort du cinéma, Godard en guerrier et prophète de l'apocalypse, le début des années 80 n'a pas vu dépérir le punk pour rien. Mais puisque le futur n'a plus de promesses à offrir, alors tout peut recommencer ; c'est la seule option, la seule qui compte dans la trajectoire que Carax s'est construite en trente ans et quelques films. Aller vite comme une ellipse, le montage idéal pour garder un peu de cette sublimation originelle que serait le cinéma. Le cut de la rencontre, entre soi et l'autre, nous et les images, la vie et la mort avec l'amour comme jointure. Boy Meets Girl, on ne pouvait trouver titre plus emblématique.

Les illusions retrouvées

On a longtemps vu Carax comme le dernier héritier de la Nouvelle Vague, après Garrel, avant ceux qui s'en réclameront à moindre frais. Si Godard fut souvent cité (Daney avait dit leur sensibilité commune), Carax a fini par se rapprocher de son mentor au moment où il n'en a jamais été si loin. Comme lui, il n'a pourtant pas abandonné l'idée que le cinéma soit le garant de notre mémoire. Comme lui, Holy Motors rechante le déclin interminable du cinéma qui est le paradigme de son auteur depuis ses débuts. Mais c'est parce qu'il se situe là, à la lisière de l'illusion et la désillusion, du spectacle et derrière son rideau, devant l'anathème godardien de la mort du cinéma, qu'il affirme sa singularité avec une souveraineté désormais totale, sereine et libératrice.


Jeu de lumières, extrait de Holy Motors

De la Nouvelle Vague, Carax a retenu sa détermination. Cette volonté de mettre le cinéma au coeur de tout parce qu'il incarnerait une relation supérieure ou de vérité au monde et aux êtres. Dès ses débuts, Carax a voulu créer ou maintenir ce lien, et n'a cessé de se trouver un alter ego pour le valider (Denis Lavant, Guillaume Depardieu), quand sa quête de l'âme soeur (que Pola X théorise) ne résume pas ce rapport entier à l'idée que le cinéma aurait à voir avec l'autre. Mais l'amour, qui jusqu'aux Amants du Pont-Neuf servait de moteur permanent et concentré, s'est mué aujourd'hui en regard sur les images. En champ contre-champ unifié, plan séquence d'un dédale vertigineux ou croire à ses propres mensonges pour la grandeur des illusions qui ne s'opposent pas à la réalité.

Les amants de la nuit

En transformant le cut godardien sur lequel reposait son cinéma (à l'origine des rapports de vitesse et de rupture, d'union et de séparation), Carax se réinvente aujourd'hui sans perdre les mises en demeure du regard de son mentor - cette volonté d'habiter les images dans leur historicité, comme si nous étions tous leurs orphelins et se dressait en elles un lien fondamental. En ce sens, Holy Motors vaut comme l'accomplissement de Boy Meets Girl. La quête d'une liaison entre la lumière et les ténèbres. Une course à moto dans la nuit où jusqu'à Pola X il faut affirmer avec acharnement de ne jamais céder sur la beauté (qui permet de rester digne), même au prix de la déchéance ou du mépris. Pour aller plus vite et plus loin, Carax a moins mobilisé les images de JLG (dont il fallait se détacher), que celles du muet.

Traversant son oeuvre tel un fantôme, le muet hante la mise en scène de Carax, qui pourtant ne serait rien sans sa poétique de la voix tranchante qui fait dire à Denis Lavant dans Mauvais sang des mots incandescents et définitifs ; comme s'il fallait jouer une dernière fois sur la scène des passions pudiques où les amants tragiques sont les plus beaux. La pureté des sentiments est l'autre nom de ce désir d'aller vers la grandeur immédiate des choses et donc un cinéma primitif qu'Holy Motors embrasse littéralement. Car aimer et regarder sont indissociable chez Carax, perdre la vue serait un désastre (c'est le drame de Juliette Binoche dans Les amants du Pont-Neuf ; la mort de Yekaterina Golubeva dans Pola X entraine une avancée aveugle dans la forêt et la fin du film). Voir est au commencement de tout, de l'amour, du visage féminin, du cinéma qui ne peut ressurgir dans son évidence la plus éclatante que par celui des premiers temps parce que, pure ontologie, il dit le commencement d'un regard qui les résumera tous.

Reprendre à zéro

Les films de Carax ont toujours été empreints d'onirisme. Jusqu'aux Amants du Pont-Neuf, émaillé d'images volées d'une brutalité clinique, ils paraissent même coupés du monde. Dans Boy Meets Girl et Mauvais Sang, Paris est une scène que les personnages traversent dans des décors reconstitués. Le faux est assumé. L'artificialité voulue. La Nouvelle Vague voulait filmer la ville, ses gens, la vie, Carax non. Il se tient à distance. Tout se transforme chez lui en théâtre semi-rêvé, futuriste et parfois même un peu morbide. L'espace doit être investi, transformé, jusqu'à en révéler ses limites ou signifier son dispositif aux moyens des décors qui n'ont pourtant jamais été expressionnistes. Il y a souvent plus de Cocteau, Franju, Feuillade, de cinéma avant-gardiste, de bande dessinée (en pleine effervescence durant les 80's, en témoignent la présence d'Hugo Pratt dans Mauvais Sang) et parfois même de réalisme poétique chez Carax, que de Nouvelle Vague, dont il n'a gardé que le geste essentiel, pas les films.

Le cinéma un peu sorcier et instantané de Carax n'a pas peur de flirter avec le fantastique et se fiche un peu du néo-réalisme que la bande à Bazin avait tant loué. Le muet, qu'il retrouve aussi par Chaplin et ces films des corps parlants que Lavant reprend à son compte porté par les traditions du cirque, est à la fois un moyen de choisir ses pères et un autre raccourci vers les origines. Une manière d'être ce regard qui subvertirait la conscience de sa finitude par là où les choses ont commencé. Comme si elles suffisaient à répéter et prouver leur importance pour l'éternité. De la mort du cinéma dont Carax retend le spectre à la fin d'Holy Motors, il n'a jamais voulu que s'en servir pour exprimer la supériorité absolue de ses images. La beauté autrefois instantanée et désormais complexe de ses films est le synonyme d'une nécessité pour rappeler, vite, toujours, que la lumière ne doit pas s'éteindre, il en couterait de nous.

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