Film de genres

La Piel que habito : Quand Pedro joue à la poupée...

Dossier | Par Chris Beney | Le 18 août 2011 à 13h12

La piel que habito est un film de genre à tous les sens du terme. Il y est question d'identité sexuelle, comme souvent chez Almodóvar, mais également de science-fiction. La SF, une nouveauté pour le cinéaste espagnol ? Pas si sûr. Et si La piel que habito était le manifeste d'un artiste révélé en savant-fou, faisant des films pour capturer les corps qu'il convoite, comme le faisait le héros cinglé des Poupées du diable en rapetissant ses proies ?

Il fut un temps où associer Pedro Almodóvar au cinéma hollywoodien n'avait rien d'évident. Ce temps, les moins de vingt ans ne le connaissent qu'en DVD. A l'époque, Pepi perdait sa virginité pour cultiver en paix la marijuana sur son balcon (Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier), Sexilia alliait gynécologie, Punk et nymphomanie (Le labyrinthe des passions), les bonnes soeurs cuisinaient entre deux trips au LSD (Dans les ténèbres) et Gloria sniffait des produits ménagers pour supporter son entourage (Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?).

C'était la Movida, l'underground culturel et le transgenre, l'irrévérence et la provocation postfranquistes. Il fallait alors beaucoup d'imagination pour trouver dans l'univers du jeune Pedro des traces avérées de classicisme hollywoodien. S'il rendait hommage aux standards américains, c'était d'une manière encore plus déviante que celle avec laquelle Godard avait célébré la série B et le film noir.

Et puis il y eut Tout sur ma mère, le manifeste mélodramatique par excellence, et l'aveu explicite d'une double reconnaissance : envers Eve (All About Eve) de Joseph Mankiewicz, dont Almodóvar emprunte le titre autant qu'il revendique une filiation (celle que nous appelons Eve, lui il l'appelle maman), et envers Un Tramway nommé Désir, la pièce de Tennessee Williams, jouée sur scène dans le film. Le grand-public découvre que tout aficionado de la Movida qu'il fut, Pedro l'iconoclaste, aime la grande tradition américaine du récit et le revendique. Les visiteurs de l'exposition que lui consacrait la Cinémathèque Française en 2006, ont pu le vérifier : aux côtés des images de Sara Montiel, son icône, on rappelait que le final de Duel au soleil, de King Vidor, donne un aperçu de leur destin aux amants de Matador, déjà.

Almodóvar est-il un ex-fan des fifties hollywoodiennes et même avant (Duel au soleil datant de 1946) ?


Selznick presents extrait de Duel au soleil

La piel que habito le confirme. Pas seulement parce que c'est l'une des oeuvres les plus ouvertement hitchcockiennes de son auteur, mais aussi et surtout parce que c'est un film de genres, cinématographique et sexuel, maniant la science-fiction en outil d'inversion des rôles hommes-femmes, comme ont aimé à le faire certaines réalisations américaines phares des années 30 et 50.

Il faut s'attarder sur une image récurrente du nouvel Almodóvar : celle où le Dr Ledgard (Antonio Banderas) contemple sur son écran de contrôle Vera (Elena Anaya), la femme qu'il séquestre. Lui, se trouve à l'avant-plan, il tourne le dos à la caméra. Elle, apparaît face à lui. Il est en couleurs. Elle est en noir et blanc. Etrange. Notre savant fou dispose d'un équipement médical high-tech à faire rosir de jalousie les oreilles du Dr Spock, mais dans le domaine de la vidéo, il joue les pingres ? Il scrute une image dotée d'une résolution stupéfiante, comme le prouve la qualité des zooms sur le corps de Vera, mais renonce aux couleurs ?

Cette superposition du voyeur polychrome sur l'objet gris de son désir rappelle l'entracte de Parle avec elle, consacré au court-métrage El amante menguante, L'amant qui rétrécit. Dans le noir et blanc muet caractéristique des années 20, dans un style proche de Buñuel et Dalí, on y voit un savant rapetisser sans fin, sous l'effet d'une potion de sa composition. L'homme devient si petit qu'il tient dans un sac à main, entre mascara et bâton de rouge à lèvre, puis finit par entrer tout entier dans le sexe de sa femme, tel un sex toy, pour s'y perdre à jamais.


L'Amant miniature extrait de Parle avec elle

Là apparaît le regard d'Almodóvar, à la fois amant et cinéphile. Aux yeux du premier, le corps désiré se réifie, devient un instrument voluptueux, mais vivant, capable lui aussi d'éprouver du plaisir. Aux yeux du second, deux films fondateurs s'imposent probablement : Les poupées du diable de Todd Browning (1936) et L'homme qui rétrécit de Jack Arnold (1957). Il y est à chaque fois question de rétrécissement et de cette redéfinition de l'identité sexuelle qu'affectionne Almodóvar. Dans le premier, Lionel Barrymore se travestit en vieille dame pour mieux capturer ses proies et les transformer en figurines vivantes. Dans le second, un homme irradié se trouve condamné à rétrécir, laissant progressivement les commandes de son foyer et de sa vie à son épouse.

Après El amante manguante, l'espagnol rend de nouveau hommage à ces deux films avec La piel que habito, en soumettant le corps-poupée gris d'Elena Anaya à la contemplation du Dr Ledgard ; un corps tellement net à l'écran, qu'avec l'effet de superposition, il finit par ressembler à celui d'une Fée Clochette posée sur l'épaule de Banderas. Peut-être y-aurait-il même une référence supplémentaire, le pendant du film d'Arnold,L'attaque de la femme de cinquante pieds, puisque la géante en question ne voit les autres que comme des figurines ; une réalisation plus queer donc plus proche de l'esprit de l'ancien fer de lance de la movida, ?

En filmant son savant fou face à son cobaye comme si celui-ci était un spectateur des Poupées du diable ou de L'homme qui rétrécit, Almodóvar synthétise pour la première fois ses deux regards d'amant et de cinéphile. Il ne revendique plus l'influence de l'âge d'or hollywoodien en général, mais spécifiquement celle de ses rejetons les moins nobles, certes réhabilités depuis, ceux issus de sa science-fiction mélodramatique et facétieuse quant aux genres sexuels (il est autant question de permutation homme-femme dans L'homme qui rétrécit, que dans La loi du désir, avec son écrivain au pseudo féminin).

Vera, c'est Eve et toutes les autres, toutes ces femmes que l'on transforme en actrice dès qu'on leur impose un rôle à jouer, toutes ces icones incarnées à qui on fait l'amour avec une déférence de cinéphile, toutes ces figures exquises que l'on chérit comme des trophées. Quant à Pedro, avec La piel que habito, il ressemble soudain à un avatar d'Andy, le garçon de Toy Story, le seul capable de tenir dans ses mains Woody et Buzz, deux héros de cinéma. C'est un grand gamin qui filme les corps de ceux qu'il désire, homme ou femme, parce que c'est le seul moyen qu'il a trouvé pour les emmener partout avec lui, les garder à tout jamais, et jouer avec eux.


Désir et attraction extrait de La Piel que Habito

À voir aussi : Les as du bistouri au cinéma

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