we may never lose again

Le Stratège et le style Sorkin : un scénariste qui rend le spectateur brillant

Dossier | Par Hugues Derolez | Le 16 novembre 2011 à 18h00
Tags : sport, scénariste

Sorti aujourd'hui en salle, Le Stratège de Bennett Miller décortique de complexes stratégies probabilistes permettant de gagner au baseball avec une équipe de losers. Derrière le projet on trouve Aaron Sorkin, un scénariste virtuose expert dans l'art de créer des personnages brillants et de rendre abordables des sujets souvent très complexes...

Coup d'éclat aussi dense que précis, The Social Network était l'une des réussites cinématographiques américaines de l'année 2010. Derrière elle, David Fincher, maître du passe-partout, qui fluidifie chaque projet qu'il touche pour en magnifier les enjeux dramatiques. Son audace ne pouvait que se conjuguer à la perfection avec celle d'un autre homme, Aaron Sorkin, scénariste de son état, reconnu principalement dans le milieu de la télévision. Aujourd'hui, c'est aux côtés de Bennett Miller que Sorkin exprime tout son talent pour rendre déchiffrable l'incompréhensible, et permettre la mise en scène de l'intrication des désaccords humains.

Une reconnaissance rare

Le baseball m'est toujours apparu comme le sport le plus simple et idiot du monde. Aucune possibilité stratégique, un champ des possibles limité, une répétition de gestes qui vire à l'entêtement. Contrairement au football, je n'y ai jamais perçu la moindre vertu dramaturgique. Deux échappées cinématographiques ont pourtant réussi à me passionner pour ce sport presque banal : Field of Dreams, où Kevin Costner construit un stade pour recueillir les fantômes d'anciennes stars du baseball, une épopée fantastique d'un premier degré puissant, et Fever Pitch (auquel on pense inévitablement devant Le Stratège), qui donnait à voir l'amour du maillot, celui d'un supporter qui trouvait au sein de son club une nouvelle famille. On a beau me vanter les mérites de l'élégant Robert Redford, dans Le Meilleur, un titre plein de promesses, ou encore m'exhorter à apprécier la performance de Robert De Niro dans Le Dernier match, rien n'y fait, vraiment, ça ne m'intéresse pas du tout.

C'était sans compter sur l'impétuosité et l'acharnement d'Aaron Sorkin qui faisaient déjà, l'année dernière, d'une icône geek un héros très moderne. Rares sont les scénaristes dont on reconnaît la verve, le style, la façon d'articuler les dialogues. Encore plus rares sont ceux qui jouissent par la suite d'un vrai suivi critique et d'un retour public élogieux. On pense à Judd Apatow et à son écurie, devenu tellement célèbre qu'on l'associe parfois à des projets auxquels il n'a rien à voir ; il faudra désormais compter sur Aaron Sorkin.


Meeting à la cafétéria extrait de Le Stratège

Une pédagogie de la réussite

Cernons rapidement le sujet : au début des années 2000 le manager de l'équipe de baseball des Oakland Athletics, Billy Beane (Brad Pitt) désespère de voir son équipe se faire battre par celles qui ont des budgets dix fois supérieurs, comme les New York Yankees. Il s'adjoint les services de Peter Brand (Jonah Hill), un jeune génie de l'économie, pour l'aider à mettre en pratique la théorie du « Moneyball » telle qu'elle fut édictée par Bill James. Une théorie qui repose sur les chiffres, les notes attribuées à chaque joueur, et de savants calculs qui rappellent ceux du petit génie Zuckerberg. Billy Beane va essuyer l'incompréhension du milieu, des échecs cuisants, avant de mettre en branle le système et de toucher du doigt l'un de ses rêves : changer le monde du baseball, y injecter un sens.

De ses premières expériences au cinéma, notamment avec Le Président et Miss Wade, dont honnêtement personne ne se souvient (sauf ce doux rêveur de Films de Lover), à la télévision (le glorieux et fantasmé The West Wing, avec Martin Sheen en président des Etats-Unis), Sorkin fait partie de ces artisans besogneux, comme David Chase, le créateur des Sopranos, qui se bonifient avec le temps et surgissent sur le tard.

Son style est cinglant, le débit de ses personnages fuse, à tel point que le mot devient une véritable arme. Tractations multiples, rares moments de silence dans un brouhaha de mots, d'un lexique souvent compliqué et vertigineux, Sorkin fait de la fiction sa réalité. Il adapte des ouvrages à succès (ce fut le cas pour The Social Network et ici pour Le Stratège), s'approprie son sujet, sans s'encombrer de trop de questionnements moraux quant à ses malversations avec la réalité. L'histoire de Mark Zuckerberg ne sera jamais éclaircie, le principal est avant tout d'y prendre un parti pris. En exposant avec vigueur des domaines à priori obscurs, qu'il finit par éclairer à force de dépiautage et de conversations. Sorkin peint le portrait d'une nouvelle Amérique, celle qui se bat à l'intérieur du système pour réussir, parfois revancharde, souvent talentueuse et méthodique.


Crois-tu en nous ? extrait de Le Stratège

Ecrire l'histoire de l'Amérique

D'un fantasme d'une Amérique gouvernée par un président idéaliste, alors que George Bush vient d'être élu, Sorkin se frotte donc aujourd'hui à la réalité. Le sport collectif est un terrain de jeu parfait pour sa méthode pointilleuse : tout le monde a envie de donner son avis sur la question, mais peu nombreux sont ceux qui savent exactement de quoi il en retourne. Sorkin évacue le doux rêve qui veut que le sport de haut niveau soit toujours juste, légitime, une simple performance du corps. Il tente aussi d'en briser les injustices, celle de l'argent avant tout, qui existe autant dans le football que dans le baseball, par le biais de son héros à la fierté haute placée. Mais l'entreprise s'avérera acharnée.

Dans le marasme mondial actuel, Sorkin décide donc de s'intéresser à ces quelques braves qui essuient les échecs, sont raillés, mis à part. Zuckerberg hier, Beane aujourd'hui. Des hommes sans grande prétention mais qui vont comprendre, par leur génie ou leur audace, qu'ils peuvent révolutionner le milieu dans lequel ils évoluent. Devenir riche, réussir, certes, mais avant tout pousser leurs capacités jusqu'à leur plus lointaine limite. Se mettre à l'épreuve. Ils reconfigurent ainsi la vie de millions dans un geste simple, souvent égoïste, une petite victoire qu'ils ont à prendre sur la vie. Qui bouleversera l'ordre établi.

Pourtant les failles de ces personnages sont immenses ; elles sont d'ordre personnel, psychologique. Aujourd'hui la société américaine se construit sur des parias, des névrosés totaux qui se lancent à coeur perdu dans leur travail, car ils n'ont plus que ça. On ne parle plus d'American way of life ou de self-made man ; le mythe est réactualisé, toujours présent tel un fantôme d'une époque que tout le monde essaie d'oublier. Ces nouveaux héros changent le monde, et ce seulement parce qu'ils en sont capables.


Quelle est ta plus grosse peur ? extrait de Le Stratège

Un peu poussif parfois, Le Stratège a toutefois tendance à s'enfoncer dans la sursignification en insistant trop, par de multiples flashbacks, sur le bagage émotionnel de son personnage principal. La force de The Social Network était de confronter pendant deux heures le jeune Zuckerberg a son tenace désir d'exister, justifiant ainsi la personnalité d'un personnage complexe, imbu de sa personne, d'un génie tellement évident que lui-même ne s'intéresse qu'à peine à ses compétences. Il devenait une figure, un mythe secret pour les enfants ayant grandi comme lui avec le développement de l'informatique, un homme qu'on ne pouvait jamais comprendre complètement.

Le miroir tendu par Sorkin est grossissant : des tares immenses, un chaos existentiel dont on ne peut s'échapper, mais également des prouesses, de petites révolutions qui s'amoncellent, pour réactiver le courage du plus grand nombre. La finesse de son écriture fait même mieux : elle dope notre attention et nos capacités d'analyse. Devant un film écrit par lui on se découvre davantage de vocabulaire et de répartie, on se croit prêt à diriger le monde, gagner des millions de dollars ou changer l'histoire d'un sport. Sorkin est un scénariste qui rend le spectateur brillant. Auteur modeste, il s'efface volontiers dans l'intérêt du public au profit de ses personnages. En ce sens, il n'est qu'un passeur, à peine un commentateur, un copiste méticuleux qui se rend compte de l'immensité de la tâche devant lui, et s'y astreint précautionneusement.

Car Aaron Sorkin écrit l'histoire de ceux qui écrivent l'histoire.

À ne pas rater...
Des choses à dire ? Réagissez en laissant un commentaire...
Les derniers articles
On en parle...
Listes populaires
Télérama © 2007-2024 - Tous droits réservés - web1 
Conditions Générales de Vente et d'Utilisation - Confidentialité - Paramétrer les cookies - FAQ (Foire Aux Questions) - Mentions légales -