Feig flingue les stéréotypes !

Représentation des minorités : et si Les Flingueuses changeait l'histoire du Cinéma?

Actualité | Par Hendy Bicaise | Le 7 février 2014 à 11h21

Depuis plusieurs années, les études le montrent mais rien ne change : ce sont toujours les hommes qui ont le beau rôle au cinéma. Parmi ceux qui s'en offusquent et espèrent inverser la tendance, Paul Feig, le réalisateur des Flingueuses, comédie sortie en salles cet été et disponible cette semaine en DVD. Pour ce faire, son buddy movie ne se contente pas de valoriser un tandem féminin, il interroge en permanence le regard que l'on porte sur les personnages, et remet en question la représentation des minorités et des marginaux. Sous ces atours de comédie policière légère, Les Flingueuses se pose en manifeste pour le cinéma de demain. Rien que ça.

Une quinzaine d'années avant Les Flingueuses, Paul Feig fait ses premières armes à la télévision : il est le créateur et showrunner de Freaks and Geeks (1999).

Les héros étaient à l'arrière plan

Le tout premier plan du tout premier épisode de la série définit l'enjeu majeur de l'oeuvre de Feig, prééminent dans Les Flingueuses : une redistribution des rôles usuellement alloués aux personnages marginaux, redirigés de l'arrière-plan vers l'avant-plan. Dans ce prologue, il capte brièvement les roucoulades d'un quaterback et d'une cheerleadeuse pour mieux s'en détourner, par un travelling vertical.

La caméra descend sous les gradins d'un stade de foot et s'attarde finalement sur les vrais héros de la série : des «freaks», ados aux tracas bien éloignés de ceux des gamins de Beverly Hills. Quelques années plus tôt, son film maudit Life sold separately, invisible à ce jour pour des raisons techniques abracadabrantes, semble déjà animé par une même envie de désaxer la caractérisation standardisée de la production américaine. Il l'aurait néanmoins suggéré de façon plus allégorique : son histoire de quatre quidams, las de leur morne existence, qui se retrouvent dans un champ avec l'espoir d'être enlevés par une soucoupe volante peut se lire ainsi : quatre anti-héros se réunissent dans le champ, avec l'espoir de finir sous le feu des projecteurs. Certes tirée par les cheveux, cette interprétation permet néanmoins à Life sold separately d'intégrer le corpus des films militants signés Paul Feig.

Au sein de cet ensemble, Mes meilleures amies, qu'il réalise en 2011, est le plus revendicatif : il faut ici déséquilibrer pour rééquilibrer, donner tous les rôles forts aux femmes, tel une application culturelle de l'affirmative action (politique et expression d'origine américaine, mais que l'on préférera toujours à la plus maladroite «discrimination positive»). Avec cette production Apatow, l'ambition est de créer une nouvelle mouvance pour équilibrer les premiers rôles dans la comédie américaine : ces messieurs Sandler, Carell et Ferrell sont invités à faire place à Kristen Wiig, Maya Rudolph ou Melissa McCarthy. Mais c'est avec Les Flingueuses que Paul Feig va le plus loin. La pratique et la théorie se rejoignent : le film n'est plus seulement un moyen de confier des rôles aux comédiens et personnages habituellement lésés, mais surtout de commenter cet équilibre par la mise en scène et de titiller le confort moral du spectateur (malmener ses a priori, déjouer ses attentes, etc.). Il faut l'éduquer, même à son insu, pour lui donner envie de questionner la répartition des rôles au cinéma.

Contresens marketing

Quand Les Flingueuses sort en France, le distributeur reçoit une volée de bois vert. En cause, un double fail impardonnable, en profond désaccord avec le propos du film : l'affiche photoshopée affine bêtement la silhouette de Melissa McCarthy et la phrase d'accroche est de très mauvais goût («Même le FBI a ses règles»). Si les auteurs de l'affiche avaient bien compris que la singularité du film était d'attribuer les rôles principaux d'un buddy movie à deux actrices, ils n'avaient pas saisi que ça n'avait rien de drôle. Le tir est toutefois rectifié pour la sortie DVD de ce début d'année. En première lecture, Les Flingueuses est bien contestataire, comme pouvait l'être Mes meilleures amies, avec un duo féminin censé trancher avec la tradition masculine. Prolongation logique de cette caractérisation à contre-courant, dans ce film-ci, le personnage d'assistant qui reste assis à son bureau pendant que les héros se démènent sur le terrain n'est pas une femme : le rôle à la Moneypenny revient à l'acteur Marlon Wayans. Il s'agit pourtant d'un leurre, l'homme se lève finalement de sa chaise une fois l'enquête terminée, récoltant aisément les lauriers lors de l'arrestation finale. Un revirement de dernière minute qui ne contredit en rien la torsion à la caractérisation proposée jusqu'alors, mais qui sert plutôt à dénoncer un double standard quant à la perception générale des efforts déployés par les flics selon leur sexe.

Ce petit coup de théâtre se révèle constitutif de l'ambition première de Paul Feig dans Les Flingueuses : jouer sur les faux-semblants. L'idée première du film est de perturber nos acquis quant aux types d'acteurs et de personnages que l'on s'attend à voir défiler sous nos yeux, et de se transformer en un gigantesque réseau d'apparences trompeuses. C'est notamment le cas avec le running gag du biker que l'agent Ashburn (Sandra Bullock) confond avec sa partenaire Shannon Mullins (Melissa McCarthy) : même tignasse, même fringues en lambeaux, même corpulence. La représentation des minorités dans le film évolue aussi de sorte à nous déboussoler. Lors d'une scène de course poursuite, Mullins traque un dealer noir.

La politique du contrepied

On peut tout aussi bien ne pas relever sa couleur de peau ou bien pester contre le cliché. Seulement, leur échauffourée se conclut par un stéréotype culturel utilisé à la fois comme argument comique et marque de connivence (l'attrait de la communauté afro-américaine pour les pastèques). Le cliché est remplacé par un autre, mais celui-ci est commenté, dénoncé en tant que tel, ce qui change la donne. Notre perception du film, encore fraiche, s'en trouve modifiée : celui-ci serait plus enclin à se servir des clichés que de s'en repaitre. Et l'on suppose alors ne pas être devant le genre de comédie qui n'offre aux acteurs noirs que des rôles de silhouettes pour meubler l'espace. Erreur. Dès le plan suivant, un homme noir sans identité traverse subrepticement le cadre, sans raison. Là encore, qu'il soit blanc, noir ou métisse pourrait n'avoir aucune importance, mais ce qui compte ici, c'est plutôt que les noirs ne soient pas réduits aux rôles de faire-valoir ? Mince, nouvelle erreur. Dès le plan suivant, Ashburn s'adresse à son assistant... en l'occurrence Marlon Wayans. Ce yoyo des possibles de la représentation des minorités au cinéma nous perturbe, et Feig le fait délibérément. Le spectateur est baladé, ne sait plus sur quel pied danser, constamment interrogé sur ses attentes et a priori. Dans Les Flingueuses, les interprètes et ce qu'ils véhiculent par leur apparence physique ne sont jamais choisis par hasard. Lors d'une séquence quasi-finale, les agents Ashburn et Mullins martyrisent d'ailleurs deux personnages qui s'avèrent n'être autres que la scénariste et le réalisateur du film : Katie Dippold se fait braquer et Paul Feig traiter successivement de «trou du cul» et de «sac à merde».

La hiérarchisation est prise à rebours, les deux têtes pensantes sans qui la séquence en question n'existerait même pas deviennent les souffre-douleurs, conspués comme aucun autre durant ce passage du film. Jusqu'à ce qu'un troisième personnage se fasse humilier dans la foulée : dans un couloir d'hôpital, un homme en blouse tient à dissiper un malentendu auprès de l'agent Mullins, «Je ne suis pas docteur» lui dit-il, ce à quoi la flic rétorque ulcérée «Je sais que tu n'es pas docteur, abruti». Ceci peut rappeler une scène presque jumelle de Tellement proches dans laquelle Omar Sy incarne un docteur noir contraint de convaincre ses patients que, non, il n'est ni infirmier, ni brancardier.

Une intention louable de la part de Toledano et Nakache, mais Les Flingueuses possède un coup d'avance sur ce type de préjugé à démonter. Ici, l'infirmier blanc suppose naturellement qu'un patient, et plus encore une patiente, va se rabaisser instinctivement à son contact. Seulement, avec Mullins en face, ça ne prend plus, l'altérité du sexe n'induit aucune dévalorisation de sa personne. Les Flingueuses invite à passer à l'étape supérieure : plutôt que de se scandaliser face aux inégalités, mieux vaut-il s'étonner que les plus avantagés se croient encore intouchables.

Un tour de passe-passe

Au coeur de cette mosaïque de personnages en trompe-l'oeil, l'un d'eux relève moins de l'anecdote. L'identité du criminel que les deux agents traquent de bout en bout repose elle aussi sur une feinte, cette fois-ci proche de la prestidigitation. Il était là, sous leurs yeux, depuis le début. Seulement, le personnage d'Adam était presque muet, quasiment relégué au rang de figurant alors que son visage n'est pas suffisamment inconnu pour cela au sein de la comédie américaine (il s'agit de Taran Killam, du Saturday Night Live). Le tour de passe-passe consiste à flanquer, à chaque scène, un albinos bavard et nerveux à ses côtés, soit un personnage capable de détourner à la fois l'attention des deux agents et celle des spectateurs.

Et quand ce n'est pas son acolyte qui attire l'oeil, c'est un téléviseur à l'arrière-plan, comme dans cette scène où Mullins pense avoir trouvé une clé la menant à la résolution de l'enquête en scrutant une scène de foule sur le moniteur derrière Adam. Paul Feig illustre ainsi l'idée de l'avant et de l'arrière-plan : qui regarder, qui retenir, dans le ballet permanent des personnages. Cette attention particulière demandée au spectateur des Flingueuses trouve son paroxysme lors d'une scène de bar, à mi-parcours. Les déplacements dans l'espace des habitués de ce boui-boui indique que quelque chose se trame. La direction d'acteurs lorgne vers la chorégraphie, ce qui parait étrange jusqu'à ce que les prétendus figurants gagnent en consistance à l'écran au fil des minutes. Mais un détail encore plus remarquable au coeur de cette séquence réside dans un placement de caméra opéré par Paul Feig. Alors que Mullins et Ashburn sont accoudées au bar, il fait le choix de ne pas positionner l'objectif comme il le devrait, soit entre le barman et les deux héroïnes du film. Il décide de placer sa caméra derrière le barman.

En résulte un plan incongru et inédit, puisque le faire-valoir simplement présent pour remplir les verres passe dès lors au premier plan et obstrue l'angle de vue. A cet instant, l'ambition de Paul Feig de rebattre les cartes du cinéma, de ne plus se conformer aux schémas préétablis de caractérisation, est telle que même les stars féminines de son buddy movie ne sont plus à l'abri d'être bousculées par un petit rôle de barman et un simple figurant.

Inception subliminale

Celui qui pensait regarder nonchalamment Les Flingueuses se met le doigt dans l'oeil, qu'il a fatigué. Paul Feig le sollicite constamment, plus le film avance plus il nous invite à scruter les quatre coins du cadre pour déduire qui prime réellement ou non à l'écran. Telle une allégorie du travail d'enquêteur qu'il nous pousse à fournir face au film, l'écran de télévision possède ici une importance inattendue. C'est le cas lors la saynète décrite plus haut (Mullins regarde l'écran derrière Adam plutôt que le criminel lui-même), mais ça l'est encore plus clairement vers le début du film quand l'agent Ashburn flâne sur son canapé devant la télé. Elle zappe et finit par tomber sur un didacticiel vidéo de trachéotomie. Le passage prend sens plus tard, quand elle tente avec une confiance excessive de pratiquer l'opération sur un homme qui s'étouffe dans un restaurant. Mais la scène prend toutefois toute sa valeur au regard des deux films qu'Ashburn aura zappé précédemment.

Avant l'émission de médecine, on peut apercevoir furtivement quelques images de Drôle d'embrouille (Colin Higgins, 1978) et de Matrix Reloaded (Andy et Lana Wachowski, 2003). Trop succinctes pour les enregistrer, le spectateur a vus ces deux extraits sans les voir, comme le ferait le protagoniste d'un film de Dario Argento. Par ce procédé, Paul Feig nous a «incepté» : inconsciemment, nous savons dès cette scène matricielle que Les Flingueuses va tourner autour d'un ennemi albinos (personnage commun aux deux films cités, et visibles dans les deux scènes) mais aussi autour de la notion d'identité du genre au cinéma (car ce sont bien ici les Wachowski qui sont référencés).

C'est dans cette séquence apparemment anodine que se trouve le sens caché des Flingueuses. Le personnage de Sandra Bullock, face à son écran, devient le reflet du spectateur lui-même : les éléments-clés du film à venir apparaissent sous la forme d'un rébus, désordonnés, masqués, et celui qui les regarde doit faire le travail nécessaire pour les remettre en ordre. A la fin du film, face au réseau d'apparences trompeuses façonné par Feig, le spectateur doit faire le ménage. Quels sont les injustices et déséquilibres qu'il abhorre, et quels sont ceux qu'il tolère encore ? Les transferts de personnages de l'arrière à l'avant-plan donnent le tournis. Les Flingueuses ne se contente pas d'inverser les rôles comme les récits de sociétés matriarcales diffusés récemment en salles (Jacky au royaume des filles) ou sur Internet (Majorité opprimée), son combat contre l'hégémonie de l'acteur blanc passe par une désorientation volontaire des acquis du spectateur. Avec Les Flingueuses, Paul Feig ne nous a pas seulement montré un film qui bouleverse les conventions, mais il nous a éduqué insidieusement à regarder différemment ceux des autres, ces films qui se vautrent dans une caractérisation d'un autre temps et qu'il convient désormais de rejeter.

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2 commentaires
  • nbsjob
    commentaire modéré M... ince alors, je n'avais aucune envie de voir ce film pourtant. Après lecture j'en brûle ! Merci, j'adore brûler.
    8 février 2014 Voir la discussion...
  • louisaime
    commentaire modéré les flingueuses promettent un succès phénoménal à mon avis.La thématique sur les minorités et remastérisées.
    Cool.
    18 février 2014 Voir la discussion...
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