Guinness Book

Les 12 ans de tournage de Boyhood constituent-ils vraiment un record ?

Dossier | Par Chris Beney | Le 22 juillet 2014 à 10h48

Pour raconter avec Boyhood, qui sort cette semaine, l’histoire d’un jeune fils de divorcés, Richard Linklater s’est accordé 12 ans, le temps de voir son héros, Ellar Coltrane, passer de l’enfance à la majorité, et ses parents, Ethan Hawke et Patricia Arquette, vieillir, naturellement. 12 ans de tournage, c’est long, mais pas tant que ça. Entre la mégalomanie de certains réalisateurs et l’intransigeance des autres, les accidents de parcours et les banqueroutes, il y a de la concurrence dans ce domaine. Petit recensement où se croisent un Kubrick qui ne veut pas lâcher Tom Cruise, un animateur de Roger Rabbit pillé par Disney et Miramax, un cinéaste indien qui recommence tout ce qu’il finit et une Allemande qui caste ses figurants dans les camps nazis.

Le voleur et le cordonnier

31 ans de production de 1964 à 1995, record du monde

Son travail d’animateur sur Qui veut la peau de Roger Rabbit ? aura beau lui rapporter deux Oscars, il est d’abord alimentaire. Nous sommes en 1988 et si Richard Williams bosse avec Robert Zemeckis et la Warner, c’est avec une idée en tête : achever son projet de plus grand film d’animation de tous les temps, entamé 21 ans auparavant. D’abord intitulé Nasruddin !, stoppé en 1972 à cause d’une infraction au copyright, puis repris avec un nouveau titre, Le voleur et le cordonnier n’avance plus. La faute au perfectionnisme de Williams et à son refus inexplicable du storyboard. Le réalisateur a besoin de soutien pour mettre en images les aventures orientales d’un cordonnier pris à tort pour un voleur, amoureux d’une douce princesse, dans une cité menacée par les forces du Mal. Warner Bros. est là pour ça, a besoin de ses talents, mais cela ne dure qu’un temps. Incapable de respecter le délai fixé par le studio, Williams se fait déposséder de son bébé. Après Disney, qui lui pique beaucoup de ses idées en embauchant pour Aladdin les animateurs ayant bossé sur Le voleur et le cordonnier, Miramax se charge de charcuter ce qui a été réalisé, d’ajouter des chansons et de trouver un moyen de faire causer des héros que Williams voulait muets ou presque (Vincent Price a enregistré une voix pour lui, dès les années 1960). Retitré Arabian Knight, d’une durée passée de 91 à 72 minutes, le film sort dans les pays anglo-saxons en 1995, où il fait un four, injuste compte-tenu de la qualité indéniable des beaux restes du projet originel.

Blood tea and red string

13 ans de tournage entre 1993 et 2006

La stop motion, ça prend du temps. Quand on veut faire, avec cette technique, un long-métrage, toute seule, ça prend 13 ans. Le temps qu’il faut à Christiane Cegavske pour mettre en scène ses souris qui boivent du thé au sang et qui kidnappent une poupée crucifiée sur un arbre par de petites bêtes à fourrure. Avec une pause pour réaliser la partie animée du Livre de Jérémie, le film d’Asia Argento, et donner vie aux corbeaux rouges qui déchirent de leur bec le dos du jeune héros. Oui, Christiane a un univers bizarre, mais un talent digne de Ladislas Starewitch ou pas loin.

Eraserhead

5 ans de production de 1972 à 1977

Cinq ans, c’est rien, alors qu’est-ce qui justifie la présence du premier long de David Lynch dans ce recensement ? Une scène, une seule : quand l’acteur principal Jack Nance passe une porte et qu’il apparaît plus vieux de 18 mois (ça va, c’est pas 18 ans non plus), la durée séparant le moment du tournage du plan d’entrée, de celui du plan de sortie. Le financement d’Eraserhead par l’American Film Institute n’aura duré que 3 ans ; pas si mal quand on sait qu’il s’est fait sur la base d’un script d’une vingtaine de pages. Pas si mal, mais pas suffisant : Lynch est devenu livreur de journaux pour financer la suite et a dû en plus faire face à la mort prématurée de son directeur de la photo. Jack Nance, lui, se montre très patient : pendant 5 ans, il reste les cheveux dressés, afin de garder la tête de son personnage et de se tenir prêt quand le tournage reprend. Eraserhead sort en 1977 aux Etats-Unis, reçoit en 1978 un prix au Festival d’Avoriaz, l’ancêtre de Gérardmer, et sort en France en décembre 1980.

 

Tiefland

20 ans de production de 1934 à 1954

Dans les années 1940, Leni Riefenstahl a déjà assouvi ses trois grandes passions que sont la montagne, le nazisme et les grands rassemblements musculeux. Elle a réalisé en 1929 L’enfer blanc du Piz Palü (pic dont la seule évocation doit faire glousser les fans d’Inglourious Basterds), Le triomphe de la volonté en 1935 et Les dieux du stade en 1938. Depuis 1934, elle cherche à adapter Tiefland, opéra créé par Eugen Albert en 1903. Il y est question d’un gentil paysan privé de son eau par un méchant marquis qui, lui, ne pense qu’à abreuver ses taureaux de combat et à lutiner la danseuse gitane dont il s’est entiché. Le tournage commence en 1940 – période idéale pour faire des films – en Espagne, puis dans les Alpes, et ensuite aux studios allemands de Babelsberg puis à ceux de Barrandov, à Prague. A chaque bombardement, on déménage et le montant de la facture grimpe au point que Tiefland devient le film le plus coûteux jamais produit par l’Allemagne nazie. A sa manière, Riefenstahl ruine le régime d’Hitler, c’est beau, mais ce n’est pas comme ça que les Américains voient la chose quand ils l’arrêtent à la fin de la guerre. Ni les Français quand ils l’arrêtent aussi, une seconde fois, à Kitzbühel, la ville d’Autriche qu’ils occupent. Les négatifs du film sont alors confisqués à Riefenstahl, qui les récupère plusieurs années après, incomplets (les scènes tournées en Espagne sont perdues). Le montage terminé, Tiefland est présenté à Cannes, hors-compétition malgré les efforts de Jean Cocteau, qui voulait le voir représenter la RFA et était prêt pour cela à payer le sous-titrage français de sa poche. Heureusement pour lui, Cocteau n’a pas vécu assez vieux pour apprendre que les figurants tsiganes du film avaient été choisis par Riefentstahl dans les camps de Maxglan-Leopoldskron et de Marzahn, que tous ont été renvoyés là-bas une fois le tournage de leurs scènes achevé et que la plupart d’entre eux sont morts à Auschwitz. Comme si tout ça n’était pas assez cynique, c’est Riefenstahl elle-même qui joue le rôle de Martha, la danseuse gitane de Tiefland

Cœur pur

14 ans de production entre 1958 et 1972

Il fallait bien que Bollywood figure dans ces records de durée. Cela aurait pu être avec Love and God, entamé en 1964 par la réalisateur K. Asif, terminé par son assistant et sorti par sa veuve en 1986, mais on lui préfère la genèse plus croustillante de Cœur pur, œuvre de Kamal Amrohi, homme complexe s’il en est. Pourquoi complexe? Parce qu’à chaque fois qu’Amrohi termine son film, il le recommence. Le tournage de Coeur pur est fini, mais le film est en noir et blanc ? Il décide de tout recommencer, en couleurs cette fois. Le nouveau tournage en couleurs touche à sa fin ? Amrohi recommence, au format panoramique cette fois. Tout le monde y laisse sa peau. Son compositeur et directeur de la photo, son couple aussi : son épouse, la star Meena Kumari, actrice principale du film – elle joue deux rôles : une courtisane, puis la fille de cette courtisane, dont tombe amoureux le neveu de celui qui autrefois a répudié la mère courtisane ; vous suivez ? – veut divorcer. Le tournage s’arrête et ne reprend que lorsque Kumari obtient gain de cause. Sauf que l’actrice est gravement malade, qu’elle est doublée pour toutes les nouvelles scènes de danse et que dans le montage final, ces nouvelles scènes se mélangent avec celles enregistrées dans les années 1960. Meena Kumari décède quelques semaines après la sortie de Coeur pur en Inde, ce qui évite au film de faire le flop annoncé ; les fans de la star se ruant finalement dans les salles pour la voir une dernière fois.

Eyes Wide Shut

400 jours de tournage consécutifs entre 1996 et 1998, record du monde

Le calendrier de production de Boyhood s’étend sur 4 200 jours, c’est vrai, mais il ne compte que 39 jours de tournage. Celui de Eyes Wide Shut court de novembre 1996 à juin 1998, mais compte 400 jours de tournage sans interruption. Quand ils débarquent en Angleterre, où New-York sera recrée, Tom Cruise et Nicole Kidman sont prévenus : ils sont là pour 6 mois, au moins, et le contrat qu’ils ont signé - interdiction formelle de quitter le plateau tant que Stanley Kubrick estime avoir besoin d’eux - n’a rien d’une fantaisie. Le cinéaste réécrit le scénario en cours de tournage, multiplie les prises, retient tout le monde, y compris Vinessa Shaw qui reste deux mois au lieu de deux semaines (mais pas Harvey Keitel, remplacé par Sydney Pollack). Par comparaison, Peter Jackson a eu besoin de 274 jours de tournage pour filmer Le seigneur des anneaux. Les trois épisodes, bonus DVD inclus. 

Destino

57 ans entre le travail préparatoire et la sortie en salles en 2003

Salvador Dalí et Walt Disney, ensemble pour concrétiser le projet de court-métrage du second : Destino, une fable sur le dieu Chronos et son amour impossible pour une mortelle, avec en fond la chanson du mexicain Armando Dominguez qui donne son titre au film. Les deux hommes en discutent au cours d’un dîner mondain organisé par la Warner, en 1945. Ils se connaissent déjà, alors le peintre espagnol se lance, venant tous les jours aux studios Disney pendant les 8 premiers mois de 1946. Jusqu’à ce que les conséquences de la guerre pèsent trop sur l’économie du studio et forcent Dalí à s’arrêter. De ce travail, il reste 18 secondes d’animation, enfermées dans un coffre jusqu’à leur exhumation en 1999 par Roy, le neveu de Walt. Dalí est mort 10 ans auparavant. C’est à son collaborateur de l’époque, toujours actif, John Hench, de finir Destino. Ses 7 minutes finales, incluant les 18 secondes de Dalí, sont projetées en 2003, en avant-programme de Calendar Girls, film dans lequel des dames du Yorkshire posent nues pour un calendrier. S’il y a une logique à cette double-programmation, elle nous échappe.

» Et pour sentir le temps qui passe, plongez-vous dans la BO de Boyhood

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12 commentaires
  • ChrisBeney
    commentaire modéré D'ailleurs, il a y beaucoup de rappels sur Twitter qui mériteraient d'avoir leur place ici (même si on peut débattre de la légitimité de la frontière entre docu et fiction). On me signale "The Fall" de Tarsem ou les films de Ron Fricke.
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • Kikuchiyo
    commentaire modéré @ChrisBeney Et cette série documentaire de la BBC que j'évoque, "Up" : j'aimerais tellement voir ça un jour, c'est FOU ! La TV anglaise a vraiment été la meilleure du monde à un époque : avoir des projets de cette envergure, lancer des grands comme Ken Loach, Mike Leigh et Stephen Frears : chapeau !
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @gustaveshaimi J'ai un problème, quand je clique sur ton lien, je tombe sur la page du concours, mais pas sur ton article, c'est le bon lien ?
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré Finalement je trouve que le plus fou ce sont les 400 jours consécutifs d'Eyes Wide Shut, mais bon j'imagine qu'ils ont dû prendre des week-ends de temps en temps, non ?
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • Kikuchiyo
    commentaire modéré @ChrisBeney Oups, voici la critique : http://bit.ly/1naOCPH
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @gustaveshaimi Merci ;)
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @IMtheRookie Beaucoup dise que c'est ce qui a fissuré le couple Cruise/Kidman (le couple Amrohi/Kumari n'a pas davantage survécu d'ailleurs…)
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • Kikuchiyo
    commentaire modéré @ChrisBeney @IMtheRookie Plus d'un an à jouer encore et encore des scènes de déchéance du couple : c'est presque un mauvais sort qu'ils ont accepté de se voir jeter par un génie (c'est le cas de le dire). Fascinant, comme les autres cas que tu retiens Chris, bravo !
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré Merci Gustave ;) (Je crois que de tous ces "records", le seul à être homologué par le Guinness Book concerne le Kubrick)
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré Pour celles et ceux que ça intéresserait, la séquence du "Livre de Jérémie" animée par la réalisatrice de "Blood Tea and Red String" est sur VK http://www.vodkaster...psychedelique/217915
    22 juillet 2014 Voir la discussion...
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