Films au bord de la crise de nerfs

Existe-t-il un cinéma de crise ?

Dossier | Par charlene salome | Le 4 mai 2012 à 11h19

Ces derniers mois ont été marqués par la perte du triple A français, la hausse sensible du taux de chômage et l'effondrement de la Grèce... Même si les plus optimistes affirment que nous en sommes sortis, la crise est loin d'avoir quitté l'imaginaire collectif. Quelques unes des dernières sorties cinéma ont d'ailleurs tendance à nous le rappeler. Alors, existe-t-il un cinéma de crise ?

Le spectre de la crise

Pas moins de cinq films se sont penchés sur les dégâts humains provoqués par celle que nous appelons communément « la crise ». On remarquera que si ses causes se sont révélées diverses et variées, ses conséquences semblent éternellement les mêmes, comme si se répétait cycliquement le même scénario : des petites gens qui sont dans la mouise jusqu'au cou se débattent et s'enfoncent encore un peu plus. Louise Wimmer, Dans la tourmente, Une vie meilleure, Toutes nos envies et dernièrement L'Enfant d'en haut explorent tous, chacun à leur manière, la misère version XXIe siècle.

Dans L'Enfant d'en haut, Ursula Meier aborde le contraste entre l'en haut, station de ski pour bourgeois et l'en bas, vallée industrielle colonisée par les tours et les barres d'immeubles grisâtres. C'est ici que vivent Simon, petit poucet qui joue les durs, et sa grande soeur Louise, cagole du bas de la vallée, vivant aux crochets des larcins commis par son frangin : vol de skis, de lunettes, de sandwiches... Deux marginaux qui survivent dans un petit studio, loin de tout réconfort et de toute autorité parentale. Libres mais paumés. A travers cette chronique sociale, la réalisatrice franco-suisse filme, sans pathos, le verso peu reluisant d'une station de ski pour touristes huppés : travailleurs saisonniers mal logés et mal payés, sous-sols sombres des restaurants d'altitude, inquiétantes salle des machines des remontées mécaniques.

Si on observe une certaine concomitance entre les événements récents et leur traitement cinématographique, peut-on dire pour autant qu'il existe un « cinéma de crise » ? Qu'en était-il des crises passées, ont-elles trouvé dans le cinéma un narrateur minutieux ? Les périodes de crises favorisent-elles la production de films sociaux ?

Un regain d'intérêt pour les classes populaires

La crise économique de 2008 a trouvé dans le cinéma un précieux narrateur. Il n'y a qu'à observer tous les films qui ont traité et épuisé le sujet ces trois dernières années. Certains l'ont abordé de manière frontale, en partant à la recherche de ses nombreuses causes, cherchant à révéler les rouages de la finance mondiale. On peut citer le troublant Cleveland contre Wall Street, qui hésite entre documentaire et fiction, le documentaire engagé Inside Job, dénonçant l'absurde logique de la finance internationale ou encore de vraies fictions comme Wall Street : L'Argent ne dort jamais, ou le tout récent Margin Call, sorti cette semaine en salle, sur le pourquoi du comment l'économie mondiale s'est cassée la binette. Mais ce sont les conséquences des différentes crises sur les gens ordinaires et leur quotidien qui ont intéressé de nombreux cinéastes.

En effet, dès la Grande Dépression des années 30, quelques réalisateurs américains chevronnés dépeignent les effets de la crise sur les classes populaires et vont ainsi à l'encontre des règles imposées par le code Hays (« ne pas rabaisser le niveau moral des spectateurs ») et de l'optimisme régnant à l'ère du New Deal de Roosevelt. Ceux de la zone de Franck Borzage ou encore La vie est à nous de Jean Renoir et La Belle équipe de Julien Duvivier côté français. Les problèmes sociaux inspirent Notre Pain Quotidien de King Vidor, qui conte les mésaventures d'un couple de citadins fauchés qui décident de tenter sa chance à la campagne. Les inquiétudes de l'époque liées à la corruption, le krach de 1929, le chômage et l'approche de la guerre n'ont qu'un faible écho dans le cinéma qui livre surtout aux populations tourmentées par la Dépression le glamour, le romantisme et l'aventure.


Quand on s'promène au bord de l'eau, extrait de La Belle équipe

Cependant, chaque période de crise économique voit émerger des mouvements cinématograhiques emprunts d'un certain réalisme teinté de pessimisme : le réalisme poétique en France dans les années 30, incarné par des figures comme Jean Renoir, Marcel Carné (Quai des brumes) et Julien Duvivier, le néo-réalisme italien naissant pendant la Seconde Guerre mondiale, illustré par Rome ville ouverte et Allemagne année zéro de Roberto Rossellini, mais aussi Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica. Suivront le Nouvel Hollywood et la Nouvelle Vague Britannique dans les années 70.

Peindre avec réalisme et sans pathos

L'Enfant d'en haut s'inscrit dans cette récente veine du cinéma social et réaliste à la sauce francophone, inspirée des modèles britanniques Ken Loach, Stephen Frears (My Beautiful Laundrette) ou encore Mike Leigh (Naked) qui, depuis les années 70, filment avec hargne des histoires intimes fortement ancrées dans la réalité sociale. Tout comme Ken Loach dans Kes, qui raconte la solitude de Billy, élève rêveur et voleur de 15 ans qui apprivoise un faucon, ou encore les Frères Dardenne dans Rosetta, Ursula Meier filme avec la même urgence une réalité crue, le sort de ces apprentis adultes, sortis de l'enfance prématurément. Ni misérabilisme, ni psychologie de comptoir, le style est sec et nerveux, proche du documentaire. La caméra colle convulsivement aux personnages principaux dans des situations de la vie quotidienne, sur les lieux de travail, dans les vestiaires de l'usine (Rosetta) ou dans les entrailles des remontées mécaniques dans le cas de L'Enfant d'en haut.


Interdiction de remonter sur les pistes, extrait de L'Enfant d'en haut

Ce sens du réalisme jusqu'au-boutiste était déjà présent chez des réalisateurs comme John Ford et Jean Renoir dans les années 30. Les Raisins de la colère trace sans doute le portrait le plus fidèle de la misère consécutive à la Dépression. Le réalisateur évoque les effets de la crise sur des agriculteurs sans le sou, expropriés de leurs terres. La photographie est diurne, froide et sobrement contrastée ; Ford filme au plus près des visages et des corps, sans sensiblerie. Il le fait avec un tel réalisme que des photographies du film seront souvent utilisées dans les manuels scolaires pour illustrer la crise des années 30. Avec Toni (1934), Jean Renoir dépeint le milieu des immigrés italiens embauchés comme ouvriers agricoles saisonniers dans le sud et fait appel, par souci de réalisme, à des acteurs non professionnels.

Filmer la fureur de vivre

Ce qui pourrait caractériser « le cinéma de crise », même s'il apparaît erroné d'en parler au singulier, ce serait ce même besoin de filmer les paumés, ceux qui se sont égarés du chemin tracé par la société. Le réalisateur américain Jerry Schatzberg, représentant du Nouvel Hollywood des seventies, s'inspire de la contre-culture américaine, de la Beat Generation et de sa fureur de vivre. Qu'ils s'agissent de Panique à Needle Park, fiction quasi-documentaire sur des junkies new-yorkais, ou de L'Epouvantail, road-movie dont les héros sont des vagabonds, mi-beatniks, mi-hobos de la Grande Dépression, le cinéaste fait preuve d'un attachement constant pour les marginaux et les inadaptés, à mille lieux des images de « l'American Dream ». Comme Simon et Louise dans L'Enfant d'en haut, ils errent dans un monde auquel ils appartiennent mais sans vraiment y participer.


Tous drogués, extrait de Panique à Needle Park

Dans ces drames sociaux s'entrechoquent des mouvements et des sentiments contraires : agitation et passivité des corps, haine et joie d'être au monde, lutte acharnée et désespoir. Rosetta, comme Simon et Louise Wimmer, personnage éponyme du film porté à l'écran par Cyril Mennegun, essaient chacun à leur manière d'échapper à leur condition. Héros ordinaires, survivants du quotidien, ils incarnent tous trois une même volonté de prendre leur destin en main, un même besoin d'exister. Arc-boutés contre la fatalité, Simon vole skis et lunettes pour payer un jean à sa soeurette, et se prend le temps d'un instant dans L'En Haut pour le fils d'un riche propriétaire de la station huppée, Rosetta se débat pour retrouver un emploi et Louise se démène pour ne pas sombrer, rester femme alors qu'elle n'a pour unique bien et toit que sa voiture. Du cinéma « social » qui n'a jamais eu autant d'échos qu'en temps de crise.

Images : © Diaphana © Twentieth Century Fox

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1 commentaire
  • Trojan
    commentaire modéré La guerre est finie, mais article très intéressant, merci. Dans l'espoir d'un second souffle.
    3 mai 2016 Voir la discussion...
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