toujours la rage, toujours des frissons

Cosmopolis, le film somme de David Cronenberg

Dossier | Par Hugues Derolez | Le 25 mai 2012 à 17h57

Attendu comme le messie de cette quinzaine cannoise, réunissant un réalisateur hors normes et un casting des plus étonnants, l'adaptation de Don DeLillo Cosmopolis sort également en salle aujourd'hui. Soit l'histoire d'un milliardaire décidant de se rendre chez le coiffeur, se promenant dans New York en limousine, allant de rencontre en rencontre, de surprise en capitulation. Et le film pourrait bien être le chef-d'oeuvre de cette sélection cannoise.

Zeitgeist : constat d'une époque et son dépassement

Robert Pattinson est Eric Packer, jeune milliardaire de la cyber-finance, une véritable machine à calculer, tellement épris des chiffres et des tendances mondiales qu'il ne sait presque plus comment être un homme. Si David Cronenberg nous a toujours montré la chair qui constitue les individus, il a décidé ici de mettre en forme un autre type de transformation, celui de la réapparition du corps, de sa réappropriation par un être informatique, qui fait partie du flux d'informations qu'il pensait contrôler. Lui-même devient une information coincée dans le trafic de l'autoroute mondiale. Il ne peut littéralement plus avancer.

Cronenberg récite donc l'histoire d'une vie de richesse, d'un trop plein d'argent qui ramène inexorablement au désert du réel. C'est la limousine qui file à travers la ville, objet de luxe par excellence, qui attire les convoitises, mais se fera surtout taguée et bousculée. Les émeutes grondes, on pleure les célébrités qui décèdent, la vie reprend ses droits hors de la limousine. En captant l'air du temps, en se questionnant sur la fin possible du capitalisme, Cronenberg s'enfonce donc encore une fois dans le réel pour en constater l'absence de plus en plus grandissante. Rappelons-nous d'eXistenZ et de ses mondes virtuels successifs qui enterraient graduellement la réalité, et bien évidemment du visionnaire Vidéodrome, s'attaquant dans un même mouvement à la télévision, la création de la téléréalité et les nouvelles méthodes de diffusion, dans un film toujours terriblement contemporain.


Allez chez le coiffeur, extrait de Cosmopolis

Violences et transformations

Cosmopolis est aussi un film d'horreur en ce sens que la monstruosité de l'argent va apparaître de plus en plus prégnante, ses échanges violents avec le monde mettent le feu à la foule, et entraînera une transformation du protagoniste, qui sacrifie sa fortune sur un coup de tête, met les bourses mondiales au défi, troquant ainsi des milliards contre un soupçon d'âme en plus. Dans une autre adaptation impossible, celle du Festin Nu, David Cronenberg mettait en scène un univers surréaliste, débordant d'excroissances, un système implacable dont un homme tentait de s'extirper. Sous le polissage d'une société moderne enivrée par sa propre puissance, le cinéaste s'est astreint, dès Frissons en 1975, a en extirper le laid, tous les organes vitaux, pour nous les montrer de près.

Un capitalisme éventré par une longue litanie théorique - Packer retrouve nombre d'interlocuteurs dans sa limousine - mais aussi par son travail esthétique : les nombreux champs contre-champs vont lentement se muer en plans-séquences saisissants, de véritables confessions à l'image. Cette profusion de mots, ce virus du langage, envahit toutes les interactions sociales, les pervertit, une contamination qui n'est pas sans rappeler celle du Millenium de David Fincher. Très vite, l'absence d'affects et l'intelligence des personnages vont leur interdire toute communication, condamnés qu'ils seront à réciter de longs monologues les uns en présence des autres. Dans son précédent film, A Dangerous Method, Cronenberg s'intéressait déjà au langage et la psyché, ce qu'elle révélait de notre corps qui exprime un bouillonnant besoin de ressentir, mais qui se retrouve muselé par les exigences de notre société. Alors qu'Eric Packer semble capituler, espérant une coupe de cheveux pour ensuite partir à la rencontre d'un homme qui cherche à l'assassiner, il utilisera aussi les mots pour mieux s'en affranchir, pour interroger à nouveau son corps, et réapprendre à dialoguer.


Pris pour cible, extrait de Cosmopolis

Un système qui s'effondre, une machine qui s'humanise

A la manière de Drive l'année dernière, nous assistons donc à l'éclosion d'un homme qui renaît dans un berceau de métal, en l'occurrence celui d'une limousine high-tech qui lui sert de refuge, un homme agité par l'énergie du désespoir. Naître, se nourrir, vivre, ressentir et baiser, tout ça se fera d'abord dans la limousine, image en écho du fascinant Crash de 1996, pour espérer un jour s'en évader. Se faire coiffer, peut-être pour la dernière fois, c'est aussi le moyen de retrouver un souvenir lointain, un peu perdu, celui de ses premières coupes de cheveux, badinages et grignotage, mais aussi le spectre de son père qui fréquentait le même salon de coiffure. Une façon de se rassurer, alors qu'autour de lui la protestation se fait entendre, que le monde semble devenir incontrôlable, et que la mort semble être une alternative qui nous rapprocherait finalement davantage de la vie, loin de ce spectre qui envahit le monde, celui qui semble tous nous transformer en fantômes.

Le système financier, troc, spéculation, l'énergie d'un argent qui n'a plus de consistance physique, qui s'auto-alimente, atteint donc son point de non-retour. La réalité semble elle-même s'affaisser face à cet échange invisible, cette circulation d'énergie qui se fait aux yeux de tous, et pourtant dans notre dos, sur les machines, sur les écrans, dans quelques esprits, dictature de l'intelligence de quelques uns sur un monde entier devenu monde de marginaux. C'est cette même histoire que soulevait déjà le réalisateur dans A History of Violence, le double paradoxe d'un homme qui ne sait plus comment s'évader du système dans lequel il est pris, ou même s'il doit seulement en sortir pour espérer y retrouver ses sens et ses sentiments. Alors que dans le film de 2005, nous assistions à un pardon, à la possibilité d'une réconciliation après quelques événements tragiques, Cosmopolis semble lui plutôt faire office de sonnette d'alarme, de message prophétique et apocalyptique annonçant l'arrivée prochaine du chaos. Supposant qu'il faudra alors, une dernière fois, trouver une raison et un moyen de ressentir quelque chose avant que tout ne s'effondre.

Images : © Stone Angels

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