Travailler plus pour souffrir plus

De bon matin : une certaine vision du monde de l'entreprise

Dossier | Par Antoine Bernier | Le 7 octobre 2011 à 12h46

Au cinéma le monde de l'entreprise est souvent montré comme un lieu de mal être où le diktat de la productivité ruine la santé physique et mentale des personnes les plus fragiles. Si selon les films les histoires varient, le propos reste le même. Par exemple, les films Ressources Humaines de Laurent Cantet, La question humaine de Nicolas Klotz, Le Couperet de Costa Gavras, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout et De bon matin, du même auteur, dénoncent de concert la cruauté du monde entrepreneurial.

@lesfilmsdulosange

Harcèlement moral vs harcèlement physique

Dans le monde du travail, on distingue généralement harcèlement physique et harcèlement moral et c'est ce dernier cas de figure auquel s'intéresse plus particulièrement le cinéma français. Cela donne souvent des films qui s'apparentent à des thrillers psychologiques. Par exemple, De bon matin, par le biais de sa voix off, met sans cesse à découvert l'état d'esprit mélancolique de Paul Vertret (Jean-Pierre Darroussin), un banquier qui ne supporte plus la pression intrinsèque à son travail. En effet, il y est souvent question d'altercations avec ses responsables qui semblent, sans lui montrer une once de reconnaissance, vouloir lui donner de plus en plus de travail, avec comme excuse la combativité due à la concurrence et les difficultés du marché mondial. Les responsables vont jusqu'à monter les employés les uns contre les autres.

Dans Violence des échanges en milieu tempéré, Philippe (Jérémie Renier), consultant, en faisant un bilan de compétence visant à sélectionner les employés aptes à rester travailler, renonce à sa propre manière de considérer les ouvriers au profit du bon fonctionnement de l'entreprise. Ainsi, s'il veut conserver son poste et espérer un avenir professionnel prometteur, il est obligé de prendre en considération la dure loi du capitalisme où productivité et rentabilité ont plus d'importance qu'humilité et éthique. La Question humaine met en avant la difficulté de Mathieu Amalric, qui incarne un psychologue du travail, à supporter un secret d'entreprise de la plus haute importance directement lié à la Shoah. Enfin, dans Ressources humaines, c'est la difficulté de Frank (Jalil Lespert), un jeune stagiaire en RH, à choisir entre son milieu professionnel ? c'est à dire devenir cadre ? ou son milieu familial ? à savoir le monde ouvrier ? qui concrétise cette pression morale. Celle-ci s'intensifie dès lors qu'il apprend, à ses dépends, que des salariés de l'entreprise, dont son père, vont être licenciés.

Conserver ou non son éthique.

Toutes ces interrogations et ces brimades subies au travail constituent un ressort dramaturgique efficace, poussant parfois les personnages les plus irréprochables à commettre l'irréparable. De bon matin rentre dans l'intimité de Paul Vertret, un employé de banque irrépréhensible et toujours motivé dans son travail, qui « pète les plombs » en tuant deux de ses supérieurs avant de s'enfermer dans son bureau. Comment justifier cet acte irrémédiable ?

Dans Le Couperet, Costa-Gavras met en scène le désespoir de Bruno Davert (José Garcia), un ancien cadre supérieur toujours au chômage, qui prend au mot l'expression « tuer la concurrence » en planifiant l'assassinat des candidats à l'emploi qu'il aimerait décrocher. Son propre jugement est altéré par son obsession de retrouver du travail, sans faire preuve de la moindre considération envers les familles des victimes.

Dans Louise-Michel, de Gustave Kervern et Benoît Delépine, dont le ton est plus léger que les films précédemment cités, l'intrigue s'axe à la fois sur le ridicule de la situation et sur l'humour noir pour contraster avec un propos qui est pourtant dramatique : les ouvrières d'une entreprise menacées de délocalisation vont devoir faire appel à un tueur à gages pour assassiner leur patron.

Parfois, il n'est pas question de tuer mais de renoncer ou non à son éthique. Par exemple, les films Ressources humaines et Violence des échanges en milieu tempéré, assez similaires sur le fond, montrent deux futurs cadres qui doivent renoncer à leurs états d'âme en cautionnant ou non le renvoi d'ouvriers. Cependant, si le propos des films est proche, leurs fins sont diamétralement opposées. Alors que dans Ressources Humaines, Frank finit par se ranger du côté des ouvriers et perd ainsi sa seule opportunité d'embauche, Philippe, dans Violence des échanges en milieu tempéré, préfère respecter les ordres de son supérieur pour garder son travail. Pour cela, il va jusqu'à faire abstraction de son empathie, en ne considérant plus les employés comme des personnes, mais comme des variables Y ou X nécessaires au développement d'une entreprise.


une boite efficace, compétitive extrait de Violence des échanges en milieu tempéré

Travail et sentiment

Tous ces films qui nous plongent dans le monde professionnel nous montrent comment la souffrance au travail affecte souvent le reste de la vie des gens, comment elle peut détruire leur vie privée. Dans De bon Matin, au fur et mesure que la tension s'accentue, la vie de couple de Paul, et plus largement sa vie de famille, se dégrade fortement. Paradoxalement, c'est son obsession et sa pugnacité à toujours vouloir faire sans rechigner ce que ses patrons lui demandent qui finit par altérer sa vie personnelle. Lorsqu'il s'en rend compte, et commence à ne plus vouloir respecter sa hiérarchie, il est malheureusement déjà trop tard ; l'estime de sa femme et de son fils s'est envolée. De ce fait, lorsque la pression à son travail est à son apogée, il a déjà moralement « perdu » l'estime des personnes qui auraient pu le soutenir. Il se retrouve seul, démuni, incapable de savoir comment gérer les agressions du quotidien qui prennent, dans son esprit, une proportion démesurée.

@lesfilmsdulosange

En matière de sentiments, quand on s'attarde sur la Violence des échanges en milieu tempéré, c'est la relation fusionnelle avec Eva (Cylia Malki) qui est mise en exergue. Outre les moments émotionnels qui rompent avec les journées de travail du personnage principal, c'est à cette dernière qu'il se confie lorsqu'il a du mal à surmonter la pression infligée par son milieu professionnel, notamment ses bouleversements éthiques. Très vite pourtant, son travail prend le pas sur sa vie de couple.


Licencier... et la morale dans tout ça ? extrait de Violence des échanges en milieu tempéré

Ressources humaines met surtout en avant la sphère familiale. Frank est issu du monde ouvrier mais, de par ses études, il aspire à un avenir professionnel du côté des dirigeants. Il devient ainsi la fierté de sa famille, surtout de son père, dont la seule ambition est de respecter le fordisme auquel il est confronté tous les jours. En revanche, il attise la jalousie de ses anciens camarades qui n'ont pas eu la chance de faire des études. Par le biais de ce conflit qui oppose ouvrier et cadre, le film illustre le passage d'une économie industrielle à une économie du tertiaire. Ce film met en image la difficulté de voir un monde, une culture disparaître, une autre sorte de pression due à la violence de ce changement économique. Le jeune Frank est pris de force dans ce mouvement.

Le cinéma français montre un pan très négatif mais inévitable du monde de l'entreprise. Que l'on soit du côté des cadres ou de celui des prolétaires, c'est inéluctable, il n'y a pas de demi-mesure possible : l'homme au travail est bousculé, acculé, constamment contraint de choisir entre son ambition professionnelle et son épanouissement personnel.

Images : Les Films du Losange

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5 commentaires
  • elge
    commentaire modéré C'est très vrai tout ça.
    Et de l'autre côté de l'atlantique, à l'opposé, la vie en entreprise est vue à travers celle du sanctifié "entrepreneur" (à prononcer avec l'accent) : même "Social Network" est une apologie !
    La vieille Europe désenchantée ?
    7 octobre 2011 Voir la discussion...
  • Mari
    commentaire modéré Je pense que le cinéma européen a toujours eu une approche plus politisée du monde de l'entreprise. Bon je repense à La question humaine et là ça va plus loin, je m'en étais défaite au moment de sa sortie avec un certain malaise, je me rends compte qu'il ne m'a pas quitté depuis lors. Merde ce parallèle entre la Shoah et le headcount... je ne sais toujours pas quoi en penser...
    14 octobre 2011 Voir la discussion...
  • Mari
    commentaire modéré Hollywood's Favorite Villain. They call it show business, but in American movies, business has long been portrayed as evil incarnate.

    Article de ce jour dans le Wall Street Journal

    http://online.wsj.co...E_hpp_editorsPicks_3
    14 octobre 2011 Voir la discussion...
  • AntoineBernier
    commentaire modéré super ! merci pour le lien !
    14 octobre 2011 Voir la discussion...
  • zigzagtouch
    commentaire modéré juste envie de rajouter qu'i existe un excellent documentaire sur le sujet : "ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés"
    http://www.vodkaster...tous-etaient-frappes
    18 octobre 2011 Voir la discussion...
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