idéal standard

Echange Standard : Le body swap ou le rêve de se réveiller dans le corps d'un autre

Dossier | Par Hugues Derolez | Le 30 décembre 2011 à 12h30

Petite mine au lendemain de Noël, on sort de chez soi l'oeil hagard, on se traîne péniblement jusqu'au cinéma, pour se surprendre parfois devant une bouse comique pas trop difficile à digérer. Une bouse comme Echange Standard. En ces semaines de disette cinématographique, un peu de Jason Bateman et de Leslie Mann, c'est toujours bon à prendre. Pourtant, à l'image des personnages du film, on a un peu de mal à se reconnaître dans notre choix de s'échouer devant un truc pareil. L'espace de deux heures on aimerait bien, nous aussi, s'échapper de notre corps, être ailleurs, faire des choses plus intéressantes, avec des gens plus beaux. Et petit à petit on touche du doigt un fantasme récurrent dans le cinéma américain : si on n'ose pas détruire l'autre, peut-on rêver de le remplacer un jour ?

L'abjection du corps

Mais pourquoi aurais-je envie de me retrouver dans le corps d'un autre au juste ? Depuis plusieurs décennies, le cinéma américain a fait de la notion de corps et d'organes un travail de genre, cloisonné, délimité, circonscrit à un cinéma fantastique ou horrifique. La malédiction d'être enfermé dans le corps d'un autre, un truc de magicien en fait, de cinéaste des premiers temps, s'est muée en véritable inquiétude. Dans L'Invasion des profanateurs de sépultures, de Don Siegel, de parfaits clones lobotomisés naissaient dans les plantes et nous colonisaient. Dans notre sommeil, on perdait notre identité. L'inquiétude de voir un communisme grandissant s'ébattre de notre côté des frontières apparaissait alors de plus en plus concrète. Quelques décennies plus tard, Abel Ferrara réitérera cette crainte dans son remake, d'un corps extérieur s'insinuant dans le groupe familial, s'approchant au plus près, nous mimant pour mieux nous détruire.

John Carpenter personnifiait cette menace par une belle ambiguïté : dans The Thing, une chose prend l'apparence des compagnons de Kurt Russell, s'infiltrant dans le groupe, se défendant lorsqu'elle est découverte, mais ne portant jamais le premier coup. Aucun contact n'est jamais établi, les intentions de ce mal grandissant jamais mises en avant. Dès son apparition pourtant, elle sera honnie, bousculée, pourchassée. L'imitation même devient sujet d'angoisse, peu importe ce qui est détérioré ou potentiellement amélioré dans le processus. Tous les personnages sont examinés de près, accusés d'être eux aussi un représentant de la chose, un de ses témoins en quelque sorte. Et si la cause de cette haine farouche était justement que la chose réussit là où nous avons tous échoués : être tout le monde à la fois ?


Ce qu'un ventre peut contenir extrait de The Thing

L'éternelle jeunesse

Vieillir, rajeunir, être quelqu'un d'autre, autant de rêveries a priori anodines qui font pourtant sens pour la majorité de la population. En prenant désormais place dans la terre de la comédie populaire, les plus grosses déviances et névroses peuvent s'ébattre facétieusement et sans (trop) de retenue. A 81 ans, on rêve d'en avoir 18 - nous dit le slogan de Papy Junior - tout comme Matthew Perry transféré dans le corps du pur, arrogant, et absolument lisse Zac Efron dans 17 ans encore. A l'orée de notre disparition, le temps passé revient nous hanter, le souvenir des occasions ratées, des chemins qu'on aurait aimé prendre (comme dans Family Man avec Nicolas Cage ; un autre genre à lui tout seul, le film d'univers parallèle, le film des vies inassouvies). L'envie de rajeunir reste donc étrangement une tare essentiellement masculine. La morale est sauve, tout le monde reprend sa place dans le grand ordonnancement des choses : l'industrie hollywoodienne aurait-elle peur de mettre en scène des femmes qui rajeuniraient et refuseraient de retrouver leur âge initial ?

Le rajeunissement peut s'avérer parfois transgenre : dans Solo pour deux, Steve Martin accueille l'âme de la vieillissante Lily Tomlin ; pis encore, dans Dating The Enemy (un film australien avec Guy Pearce) c'est carrément les deux membres d'un couple qui se retrouvent coincés l'un dans l'autre (si je puis m'exprimer ainsi). Le parcours est bien établi, entraînant, mais rarement déroutant dans sa conclusion : de la difficulté à appréhender ce corps nouveau, on entame un long travail d'apprentissage, on tire le mieux de cette nouvelle configuration, pour finalement en retourner vers sa vieille carcasse, bien content de ce qu'on a.

Le charme vient au choix d'un enchanteur maladroit, d'une vieille chinoise mesquine, voire d'un coup du sort jamais expliqué, grand pouvoir de démiurge réservé au scénariste. Dans Freaky Friday (original et remake), on dépasse carrément les limites de la bienséance en intervertissant fille et maman. Forcément, le choc de cette nouvelle rencontre avec soi-même et encore plus brutal que quand on apprend étant bébé à dompter son apparence.


Wrong body extrait de Freaky Friday, dans la peau de ma mère

Réconciliations

Le choix, au cinéma, ne semble appartenir à personne. Comme durant le processus de la puberté, on apprend doucement à réapprivoiser un corps qui nous semble au départ étranger, mais qui finalement nous sied à ravir. Le body swap c'est avant tout apprendre à maîtriser un corps, donc son corps, par le biais de l'autre. On met son nez, comme à l'adolescence, dans un domaine étranger et excitant : comment pourrais-je être une femme ? plus grand ? plus vieux ? plus beau ? On en fait parfois le souhait, avant de se raviser. La complexité de représenter l'enfance, et de filmer un enfant, se retrouve transcrit dans ce petit processus naïf et laborieux.

L'étonnement face à nos propres possibilités, la confusion de voir quelqu'un ne pas reconnaître notre visage (on pense forcément à Volte/Face) ce ne sont que des processus accélérés du vieillissement. Changer, grandir, équivaut à devenir un autre, raccroché comme on l'est à notre nom et à l'impérieuse croyance qu'au fond, on est toujours un peu le même. Troquer responsabilités pour juvénilité, c'est toute la promotion sur laquelle repose Echange Standard. Cet imbroglio métaphysique - impossible à expliquer à ceux qui n'en font pas l'expérience - se cantonne de très près à son sujet. Etre jeune c'est jouir, être âgé c'est jouir avec l'autre. Une forme de réconciliation, par le biais du couple, entre son corps et celui qui ne nous appartient pas.


Explication difficile à comprendre ! extrait de Echange standard

Se résigner à grandir, embrasser le changement

Le souhait de vieillir apparaît quant à lui dans l'éloquent 30 ans sinon rien, où Jennifer Garner passe de ses 13 ans à ses 30 ans en un clin d'oeil - comme dans Big où un enfant souhaite se retrouver dans le corps d'un adulte et se réveille en... Tom Hanks. Pas de bol. L'argument comique est cocasse, quand une grande gamine expansive se laisse aller aux excentricités de son âge, regardée avec un oeil louche par ses pairs. Le credo social est harassant et fera vite regretter à la jeune Jennifer d'avoir un jour voulu grandir trop vite. On ne peut être enfant indéfiniment, continuer à se trimballer cette éternelle insouciance, même si on conclura toujours qu'il « faut savoir garder une âme d'enfant ». Ce qui ne veut rien dire. Car la même petite Jennifer, une fois les 30 ans venus, rêvera probablement comme nous tous, face à sa peau qui commence à boudiner et ses fesses flasques, de déjouer le temps, de gagner quelques années sur son inéluctable disparition. Modifier son corps c'est avant tout le moyen de se raccrocher à un univers physique, palpable, dimensionnel ; et donc de contrecarrer la mort un peu plus longtemps.


Pedogirl alert ! extrait de 30 ans sinon rien

Comme évoqué plus tôt, ces petites excentricités, ces bizarreries cinématographiques et sensitives qui amènent un personnage à adopter le corps d'un autre, amènent inévitablement à redompter celui qui est le nôtre. Accepter ce qui est nôtre, s'en contenter, et vivre au maximum de ses possibilités. Un fantasme travesti, transexuel parfois, d'une curiosité juvénile qui s'estompe mais continue secrètement de faire rêver. Illustre exemple qui vient pourtant contrer ce postulat et cette progression, celui d'Avatar, qui préfigure d'un futur transhumain, au-delà des frontières du corps, où le numérique et le virtuel ont battu le mécanique et la chair. D'un corps brisé, Sam Worthington s'extirpera pour partir à la conquête de nouvelles expériences, sous une forme humanoïde certes mais améliorée, revitalisée, à la limite des sexes et des genres. Le chemin vers l'acceptation de la transfiguration, la mutation, est donc peut-être plus proche de nous que ce qu'on le croit.

À ne pas rater...
Des choses à dire ? Réagissez en laissant un commentaire...
Les derniers articles
On en parle...
Listes populaires
Télérama © 2007-2024 - Tous droits réservés - web1 
Conditions Générales de Vente et d'Utilisation - Confidentialité - Paramétrer les cookies - FAQ (Foire Aux Questions) - Mentions légales -