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Jacques Audiard, de rouille et d'or

Dossier | Par Florent Bodenez | Le 26 août 2015 à 14h55

21 mai 2015 à Cannes : lunettes de soleil sur le nez, le teint aussi blanc que son chapeau de dandy et le crâne lisse comme la boule de bowling du Dude dans The Big Lebowski, Jacques Audiard présente pour la 4ème fois un film en compétition officielle. L'homme est une utopie à lui tout seul : alors que le cinéma français d'auteur et de qualité s'est fait à l'idée de ne jamais renouer avec l'engouement populaire d'antan, Audiard semble être le seul à mettre tout le monde d'accord, à chaque fois. Pourtant, sur le papier, ses scénarios ne promettent que des films sombres et peu accessibles. Après la rencontre entre un bagarreur fauché et une dresseuse d'orques amputée des jambes (De rouille et d'os), vient le tour d'une fausse famille de Sri-Lankais qui ne parlent pas français et viennent s'installer dans une cité ultrasensible de la banlieue parisienne (Dheepan)... A l'arrivée : 4 Césars et 1,8 millions d'entrées pour le premier, et la Palme d'Or pour le second. Comment Jacques Audiard réussit t-il à transformer la rouille de ses histoires, en or cinématographique ?

Dans une scène de son premier film, Regarde les hommes tomber, Simon (Jean Yanne) écoute le témoignage d'un indic' de son ami Mickey qui vient de se faire tuer. L'homme raconte la façon dont Mickey le tabassait lorsqu'il ne lui ramenait pas ce qu'il voulait : « Vous voulez la méthode ? C'était avec une batterie de voiture. Mais avant la batterie, il y a eu la mise en condition. C'est important ce qu'il se passe avant. D'abord, il m'a attaché au pare-chocs. Après, il est allé fouiller dans le coffre. Il a bien fait exprès de fourgonner un moment, que je transpire un peu, que j'ai bien le temps de penser à la manivelle de crique que j'allais me prendre dans la gueule. Et puis il est revenu (…). C'était pas la manivelle, c'était un sac en plastique, et une rallonge avec une pince croco. Ils les a branchées sur la batterie et... envoyez la musique ». Si on devait imager le cinéma de Jacques Audiard, ça ressemblerait à ce qu'a vécu ce personnage : le cinéaste commence toujours par nous mettre en condition, nous fait transpirer ; on s'attend à une droite, mais on se prend une gauche. Et tout le monde est conquis.

De l'obscurité, surgit la lumière

Pourtant, on revient de loin. Le monde d'Audiard est âpre, froid, gris, sale, cloisonné, étroit, bétonné. Un environnement toujours angoissant et malaisant, propice aux actions les plus terribles et violentes. Au fond, c'est le décor de bon nombre de films noirs d'auteurs. Alors qu'est ce qui fait qu'Audiard surpasse les autres cinéastes et arrive toujours à faire l'unanimité ou presque ?

Jacques Audiard est avant tout un formidable conteur. La noirceur de ses toiles de fond met le spectateur sous pression, mais lui permet aussi de mieux percevoir l'éclat des personnages. Souvent fauchés, au fond du trou, sans beaucoup d'espoir, ils survivent plus qu'ils ne vivent. C'est justement parce qu'on veut les voir s'en sortir qu'on s'attache à eux. Parce qu'Audiard sublime ce qui est profondément humain chez eux, et chez ceux qui les entourent. Il n'y a pas de gentils, pas de méchants, uniquement des gens qui font des bons ou des mauvais choix ; que ce soit le mafieux César Luciani (Niels Arestrup), mentor du personnage de Tahar Rahim dans Un Prophète, ou le repris de justice joué par Vincent Cassel dans Sur mes Lèvres

Audiard est aussi un véritable et prodigieux metteur en scène. Il a développé au fil des années une patte raffinée et distinguée, unique en France, et qui a mis du temps à se former. On observe, en effet, une véritable évolution dans sa manière de faire. D'abord assez austère et classique dans Regarde les hommes tomber et Un héros très discret, avec une voix off servant de fil conducteur, son style s'est ensuite fait plus âpre, frontal dans son approche, et épuré, notamment avec De battre mon coeur s'est arrêté et Sur mes lèvres. Un prophète, qui est pour l'instant son film le plus abouti, marque un tournant et laisse place à ce qui fait le cinéma d'Audiard aujourd'hui : une mise en scène à la fois lissée et vagabonde, qui lui permet d'esquisser prodigieusement un accident en hors-champ lors d'une superbe scène de De rouille et d'os, comme d'être au coeur d'une fusillade dans Dheepan, un peu à la manière d'Alfonso Cuaron dans Les fils de l'homme.

Le super manager du cinéma français

Troisième élément décisif : les acteurs. Comment parler d'Audiard sans évoquer ses castings ? Il est celui qui a révélé Mathieu Kassovitz, Tahar Rahim et Reda Kateb, celui qui a donné l'un de leurs plus beaux rôles à Niels Arestrup et Matthias Schoenaerts, tout en donnant de grands personnages à des acteurs déjà confirmés tels que Jean-Louis Trintignant, Albert Dupontel, Vincent Cassel, Emmanuelle Devos et Marion Cotillard. En 6 films, pas moins de 14 citations cumulées aux Césars par ses acteurs, pour un total de 8 récompenses. Un plébiscite qui est aussi lié à la déification dont Audiard fait désormais l'objet, nous y reviendrons... 

Enfin, il y a autre point important qui élève les productions d'Audiard : les bande-originales de ses films. Dans ce domaine aussi, le réalisateur s'impose en précurseur guidant les autres vers la gloire. Toutes les musiques de ses films, exceptée celle de Dheepan, ont été écrites par un certain... Alexandre Desplat. Ce dernier a remporté 2 César pour son travail (De battre mon coeur s'est arrêté et De rouille et d'os), tout en suivant une carrière hollywoodienne qui fait aujourd'hui de lui l'un des compositeurs les plus en vue. De plus, à l'instar d'autres réalisateurs comme Terrence Malick ou Quentin Tarantino, Audiard ne se prive pas d'ajouter à sa bande-son d'autres morceaux interprétés par des artistes indépendants réputés, et qui contribuent à l'ambiance de ses fims. C'est le cas du groupe islandais Sigur Ros pour Un Prophète, mais aussi de Bon Iver dans De rouille et d'os (comment oublier cette scène finale sur le déchirant titre The Wolves ?). Pour la bande-son de Dheepan, Audiard a d'ailleurs engagé le prodige chilien de l'électro Nicolas Jaar, vénéré dans son milieu. Qui se ressemble s'assemble...

Nul n'est prophète en son pays, sauf Audiard

Jacques Audiard est aujourd'hui un porte-drapeau du cinéma français. Si la qualité de son travail est indéniable, son succès s'explique aussi par d'autres facteurs plus conjoncturels. Pour la critique, Audiard constitue un atout de séduction, qui la rassure quant à l'existence d'un vrai bon cinéma d'auteur français, tout en lui permettant d'avoir un point commun avec le grand-public. Pour la profession, il est une possible tête de pont en territoire américain. On peut même penser que la razzia d'un Prophète sur les Césars 2009 n'est pas sans lien avec sa nomination à l'Oscar du meilleur film étranger, comme si la cérémonie était devenue un moyen pour la France de soutenir coûte que coûte son candidat.

La dernière preuve de cette tendance à récompenser le réalisateur pour ce qu'il incarne aujourd'hui du cinéma français, au sein du cinéma mondial, est peut-être venue de Cannes. Avouons-le : la Palme d'Or à Dheepan, ce n'est pas le choix du siècle, cet Audiard là étant, de l'avis général, moins bon que ses précédents films... Pourtant, très peu ont contesté avec virulence cette consécration. Pourquoi ? Parce que c'est Audiard et qu'il est intouchable, un artiste et une fierté du cinéma français, sans ennemi. Point. Reste à savoir si le statut de porte-drapeau du réalisateur n'est pas devenu paradoxal, tant le dénouement de Dheepan laisse un arrière-goût anti-français assez étrange. M'enfin, c'est Audiard...

Au-delà de la qualité intrinsèque de ses films, l'accumulation de récompenses, combinée à l'approbation de la presse, a indéniablement un effet sur la fréquentation en salles. Certes, on a de plus en plus tendance à dissocier les avis de la presse de celle du public, à dire que la presse n'est plus prescriptrice auprès des spectateurs. Mais dans le cas d'Audiard, l'effet est double puisque justement, l'avis des critiques est validée par les prix glanés, et inversement. Et chaque sortie d'un film d'Audiard résulte d'une stratégie liée à cette combinaison magique : Un Prophète a profité de son succès aux César pour ressortir en salle la semaine suivante, De Rouille et d'Os a surfé sur l'effervescence du Festival de Cannes pour arriver sur les écrans français, et Dheepan - dont la bande-annonce annonce deux fois en gros plan qu'il a obtenu la Palme d'Or - sort en période de creux de pré-rentrée, quand le moment de gloire des blockbusters est passé, que les gens rentrent de vacances et le ciel s'assombrit. Timing parfait pour une palme d'or. 

Au final, Jacques Audiard est un phare dans la nuit qui guident les acteurs vers la reconnaissance ou la consécration, qui aimantent les professionnels qui l'adulent et les critiques qui l'encensent. Forcément, avec toute cette frénésie portuaire, le paquebot du public intrigué doit bien finir par s'amarrer. 

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