Godard, le poète maudit de la caméra

Sa passion absolue pour le septième art n’avait d’égale que sa mélancolie. À 91 ans, le héraut iconoclaste de la Nouvelle Vague laisse une œuvre unique, dont les images et les paroles restent gravées dans les mémoires.

Jean-Luc Godard à Paris, France, 1998.

Jean-Luc Godard à Paris, France, 1998. Photo Richard Dumas / Agence VU

Par François Gorin

Publié le 13 septembre 2022 à 10h47

Mis à jour le 13 septembre 2022 à 17h33

«Devenir immortel et mourir. » Était-ce un but dans la vie pour Jean-Luc Godard, à 29 ans ? Il met ces mots-là dans la bouche de l’écrivain Parvulesco, joué par Jean-Pierre Melville, répondant à une jeune journaliste qui lui demande quelle est sa « plus grande ambition ». La fille a les cheveux courts et l’accent de Jean Seberg, on est au milieu d’À bout de souffle. Drôle de titre pour un premier film, déjà truffé de citations (la fameuse phrase n’est pas de lui), déjà hanté par l’idée de la mort et du couple impossible. Il n’y a pas d’amour heureux dans les films de Godard, ni rien de vivant qui ne soit menacé de disparaître aussitôt vu, à peine vécu. Mais si À bout de souffle a produit un tel effet à sa sortie, en mars 1960, hirondelle qui fit le printemps de la Nouvelle Vague, là où Les 400 Coups de l’ami François Truffaut en fut l’oiseau de bon augure, si ce coup d’essai reste aujourd’hui un de ceux qu’on associe spontanément à son auteur, c’est qu’une énergie vitale y court, à perdre haleine.

Quand il tourne, à la fin de l’été 1959, avec les moyens du bord, Jean-Luc Godard ne se sent pas du tout comme un jeune cinéaste. « J’avais passé cinq ans à écrire des critiques et réalisé quatre courts métrages, expliquera-t-il plus tard à un reporter américain. J’étais plutôt vieux. » Tout est relatif. Issu d’une famille bourgeoise et cultivée, franco-suisse, père médecin, mère de la lignée des Monod (riche en professeurs, pasteurs, banquiers), le jeune homme a certes beaucoup lu et appris, plus à la maison peut-être qu’au fil d’études poussées sans conviction jusqu’à la fac d’ethnologie. Sa rencontre avec le cinéma est pourtant tardive : il a près de 20 ans quand cet art encore considéré comme mineur, en tout cas chez les Godard, se révèle à ses yeux sous les traits d’Henri Langlois. Ce dragon débonnaire anime à Paris la Cinémathèque, une cave aux trésors où de jeunes allumés viennent se gaver de bobines importées d’Amérique après guerre. Langlois, « cinéaste sans films », restera jusqu’au bout une figure vénérée.

De critique de cinéma à “À bout de souffle”

Est-ce un fond d’éducation protestante ? Jean-Luc investit le rite païen d’une dimension religieuse, morale en tout cas. Sa passion pour le cinéma est brutale, exclusive et absolue. Aimer « le cinéma », c’est d’abord critiquer des films, qu’ils soient d’Alfred Hitchcock ou de Frank Tashlin, de Roberto Rossellini ou de Norbert Carbonnaux. Cet exercice, le jeune Godard le pratique avec brio dans plusieurs revues, dont Arts et les Cahiers du cinéma, fondés par André Bazin. Il s’émancipe alors d’une famille d’intellectuels (le grand-père Monod était un familier de Paul Valéry), où il a soigné sa réputation de mouton noir. Mais le petit voleur, piquant chez l’un ou chez l’autre (et parfois piqué !), est aussi un héritier de la tradition. Parmi ses camarades cinéphiles devenus les réalisateurs de la Nouvelle Vague, Godard est celui que l’ambition littéraire a le moins démangé, tant ses films ont su faire place aux mots. Pris au quotidien, empruntés à ses lectures, les mots sont pour lui des sons, comme les bruits et la musique. Aussi importants que les images.

À bout de souffle, on l’a dit et répété, fut en 1960 une révolution. C’est aussi un étonnant carton, qui décuple une mise modeste et dépasse l’attente habilement entretenue par Godard et son producteur, Georges de Beauregard. Drôle d’objet que ce premier film d’un jeune-vieux débutant dont s’esquisse le personnage – costume strict, allure sèche et lunettes fumées. Hommage aux polars américains de série B, aperçu des rues de Paris, de ses chambres nues, portrait des deux jeunes acteurs qui vont des unes aux autres. Ils sont pleins de vie, Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo, aussi éclatants de fraîcheur que sont « fatigués » leurs personnages, promis à une issue fatale. Pour garder au métrage abondant glané en quelques semaines une durée standard, Godard doit couper çà et là : les libertés qu’il se permet avec le montage naissent de la contrainte, et son oubli (provisoire) du classicisme a tous les airs de la modernité. Prenant un peu de recul, l’iconoclaste dira avoir voulu faire son Scarface pour aboutir à une version d’Alice au pays des merveilles.

Jean-Luc Godard en 1971.

Jean-Luc Godard en 1971. Photo AFP

Il faut être deux pour faire du cinéma. Cette maxime est pour Jean-Luc Godard un leitmotiv. Être une équipe, se sentir moins seul. Ou mieux seul ? Dès À bout de souffle, il y a Raoul Coutard, installé pour un moment derrière la caméra. Pour Le Petit Soldat, le réalisateur passe une annonce : on demande une actrice, et plus si affinités. C’est Anna Karina, partie pour être muse et modèle, sept années et autant de films. Évoquant de biais le FLN et la torture en Algérie, Godard commence à montrer son goût des sujets qui gênent et se met un peu tout le monde à dos, y compris la censure : privé de sortie. Pour la Nouvelle Vague, c’est déjà le temps du reflux. Son trublion génial enchaîne alors, à un rythme propre à tourner la tête aux critiques et au public, les exercices de style (Une femme est une femme, faux musical gai et coloré, Les Carabiniers, fable et farce anti-guerre, Alphaville, méditation futuriste et sombre) et les essais d’observation sociologique (Vivre sa vie, la prostitution ; Masculin féminin, la jeunesse ; Deux ou trois choses que je sais d’elle, la banlieue).

Une image grise et flou

De cette période, avant Mai 68, les deux films phares sont Le Mépris et Pierrot le Fou. En 1963, Beauregard et Carlo Ponti offrent à Godard le luxe d’un fantasme : coproduction franco-italienne, Cinecittà, Rome, Capri, vedettes. Il voulait Sinatra et Kim Novak, il aura Piccoli et Brigitte Bardot, qu’il se permet de coiffer d’une perruque noire dans une très longue scène de ménage tournée en plan-séquence, de celles qui marquent à vie. Le Mépris, cautionné par l’auteur qu’il adapte, Alberto Moravia, fort de la présence tutélaire de Fritz Lang et augmenté in extremis d’une scène de nu sous la pression des producteurs, n’a pas le succès escompté. Il sera plus tard universellement salué, y compris par les contempteurs de Godard. Peut-être parce qu’il se rapproche le plus d’un « grand film réussi », déployant des moyens de séduction (sex-appeal de B.B., musique élégiaque de Georges Delerue, lumière méditerranéenne) qui échappent à son auteur. Ce « Godard » est un « Bardot », comme Pierrot le Fou et À bout de souffle sont des « Belmondo ». Trois films ancrés dans l’imaginaire collectif, moins sans doute par leurs audaces formelles que grâce aux visages qui leur donnent chair – même peints en bleu, tel le Bébel anar tendance Pieds nickelés, enturbanné d’explosifs, à la fin de Pierrot.

Des images éclatent chez Godard comme si on venait d’inventer la couleur, des paroles restent, aussi légères que des refrains : « Qu’est-ce que je peux faire… J’sais pas quoi faire… », « Et mes fesses… tu les aimes, mes fesses ? », « Je ne suis pas infâme, je suis une femme », « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? »… Ils sortent de la bouche d’une jeune femme. Aimée, parfois, désirée, ou non. Godard a beau l’entourer de garçons, c’est sa partenaire à lui qu’il ne cesse de chercher avec une ardeur obsessionnelle. Une autre figure régulière est celle de l’intellectuel discourant. Écrivain fictif (Parvulesco), cinéaste à peine déguisé (Fritz Lang), philosophant (Roger Leenhardt), puis même philosophe (Brice Parain)… Le penseur a ses quartiers dans chaque film de Godard, qui cependant se soucie plus de neutralité scientifique (suisse ?) que d’opinion politique. Ses amitiés de droite et de gauche, ses évitements et pirouettes de dandy valent à ce mauvais fils resté bourgeois une image grise et floue. Quand le camarade Jean-Luc pointe à la fac de Nanterre sa caméra sur les étudiants maoïstes, il est aux yeux de certains tout à fait suspect.

De qui Godard est-il fondu au moment de La Chinoise ? Anne Wiazemsky, nouvelle égérie, étudiante en philo et petite-fille de François Mauriac ? Ou le président Mao, dont le Petit Livre rouge est partout à l’écran, cité, lu, décorant les étagères blanches ? Les deux, diversement. Des idées vagues, des images claires : le programme est écrit au mur au début du film « en train de se faire ». Le suivant, Week-end, charge une société de consommation symbolisée par l’automobile : carnage de tôles, avec Jean Yanne et Mireille Darc. Et après ? Jean-Luc ne veut plus être Godard. Mai 68 est passé par là, dont il accompagne le cortège à sa manière avec les Ciné-tracts. Et sa notoriété l’encombre, née de malentendus plus ou moins consentis. Regardé de travers par les sérieux de la révolution, moqué par les situationnistes, « le plus con des Suisses prochinois » crée sa propre cellule. Pendant quatre ans, le groupe Dziga Vertov (du nom d’un pionnier du cinéma russe) se résume à Jean-Pierre Gorin, journaliste devenu alter ego, et un Godard qui peine à s’effacer. De cet exil à la marge, il prend la manie de s’identifier aux minorités opprimées, Indiens d’Amérique ou Palestiniens – une image juste, assortie parfois d’une rhétorique douteuse. Quant aux films du « groupe », c’est peu dire qu’ils ne trouvent pas leur public : ils vont à peine le chercher.

Un peu savant fou, un peu clochard céleste

1971 devait être l’année de Tout va bien, qui renoue avec le cinéma standard et ses têtes d’affiche (Jane Fonda et Yves Montand). C’est celle où rien ne va plus. Jean-Luc Godard, sujet, comme Anna Karina, aux tentatives de suicide pendant leur liaison houleuse, frôle cette fois la mort dans un accident de moto qui le cloue sur un lit d’hôpital pendant six mois. Il rencontre alors Anne-Marie Miéville. Puis la vidéo. La première va devenir pour longtemps partenaire amoureuse et professionnelle. Avec la seconde, technique encore balbutiante, il voit l’occasion de continuer à fabriquer des films dans une relative autonomie. C’est Sonimage, l’installation à Grenoble, puis à Rolle, au bord du lac de Genève, et des films qui expérimentent avec l’image (le split-screen de Numéro deux, par exemple) et tentent d’approcher la télévision – qui les programme à la sauvette (France Tour Détour Deux Enfants). Les plus curieux des cinéphiles suivent Godard sur ce chemin de traverse, les autres attendent, ou sont déjà partis, sans compter ceux qui le prennent depuis le début pour un imposteur.

Godard a toujours divisé la critique, et son « retour » à l’aube des années 1980 ne change pas la donne. À l’affiche de Sauve qui peut (la vie), les noms de Jacques Dutronc, Isabelle Huppert et Nathalie Baye font de l’œil au spectateur. Sur l’écran, ces repères familiers ne sont plus des boussoles. Bientôt, Godard ne s’en cachera plus : les acteurs connus dopent le financement de ses films plus que son inspiration. Cela ne l’empêche pas d’être un fameux portraitiste. Ou de convertir, avec Prénom Carmen, le refus d’une star (Isabelle Adjani) en révélation d’une débutante (Maruschka Detmers). De tirer des tableaux vivants de Passion le visage qui ranime la sienne – celui de Myriem Roussel. En gardant vis-à-vis de la narration une distance devenue marque de fabrique, les films de Godard renouent avec le milieu du cinéma, les festivals, le scandale (Je vous salue Marie, honni par les intégristes) et même un certain succès. Surtout, Godard lui-même, donnant de sa personne dans les médias, construit ou aide à construire un personnage, une légende vivante : un peu savant fou, un peu clochard céleste. La télé, qu’il déteste, l’adore. Il est admis désormais que le cinéma selon Jean-Luc n’est pas celui de tout le monde, et que la Nouvelle Vague n’est plus qu’un souvenir.

Pour enfoncer le clou, Godard clôt une décennie productive en tournant Nouvelle Vague, avec Alain Delon dans un rôle double. Le lac où il plonge la star est à présent son décor permanent. « L’ermite de Rolle » collabore toujours avec Anne-Marie Miéville mais, las de faire à l’industrie une guerre inégale, tend vers une solitude artisanale qui rejoindrait son isolement de créateur. Il faut être deux pour faire du cinéma, mais qui d’autre ? Il faut raconter des histoires, mais lesquelles ? Conçu à l’origine pour Canal+, l’ensemble Histoire(s) du cinéma va mobiliser l’énergie de Godard durant toutes les années 1990. Seul avec une vaste collection de films et un banc de montage, il refait le siècle à mi-voix, lugubre et inguérissable. Intact, son amour du cinéma se révèle pour ce qu’il a toujours été : brutal, exclusif, absolu. Mais sous un éclairage différent, celui du crépuscule. Tout est fini, dit Godard, et je vous parle d’un lieu qui serait un tombeau si les vitraux que j’ai fabriqués en superposant des images n’y apportaient un peu de lumière. Hélas pour lui, même décliné en divers produits culturels (DVD, livres, coffrets…), Histoire(s) du cinéma ne suscitera pas les dialogues espérés avec historiens, scientifiques ou plasticiens.

Être aimé, oui, mais pas n’importe comment, pas par n’importe qui

Saisi par le besoin d’une reconnaissance que le cinéma ne lui donne plus, Jean-Luc Godard frappe à la porte du Collège de France, en vain. Puis se voit proposer le musée de son vivant : une exposition dont ses films seraient l’objet et lui, le maître d’œuvre, au Centre Pompidou, que dirige alors Dominique Païni. S’ensuit un long imbroglio, soldé par une de ces brouilles dont Godard est coutumier (l’une des plus célèbres et violentes l’opposa à Truffaut, dans les années 1970). Voyage(s) en utopie montre en 2006 une fascinante « ruine » d’expo avec maquettes, esquisses, traits de génie et une impression de sabotage finalement assez fidèle au rapport qu’entretient Godard avec le cinéma en général, et le sien en particulier. Novateur, provocateur, les épithètes même flatteuses ne l’ont jamais trompé sur sa place dans un milieu qu’il ne s’est pas résolu à faire sien. Être aimé, oui, mais pas n’importe comment, pas par n’importe qui. Au nom de l’art si possible, et non de la culture. Élitisme, exigence ? Envers et contre tout, Éloge de l’amour, pour reprendre le titre d’un beau film de 2001. Si les productions de son laboratoire au bord du Léman tendent à s’espacer les vingt dernières années, ces chants du désespoir, du moins les plus marquants, portent encore les stigmates, et parfois la pénétrante lucidité, d’une utopie jetant ses dernières forces contre le fatal cancer de la mélancolie : Film Socialisme, Adieu au langage, ou Le Livre d’image, paru il y a quatre ans et qui fera sans doute office de testament.

Quand on rencontrait Jean-Luc Godard, on avait toujours peur de ne pas être à la hauteur – il le savait, s’en agaçait même. En revoyant ses films, on continue de ressentir une excitation parfois teintée de malaise. Foudroyé par la limpidité d’une image ou l’harmonie d’un plan, intrigué par telle dissonance, amusé par le maniement des mots, stimulé ou irrité par un raccourci. On s’y retrouve, on s’y perd. L’abstraction ? Elle est déjà dans les fragments de corps d’Une femme mariée (1964). La fraîcheur d’un visage ? Elle est encore au détour de Notre musique (2003). Et Godard, où est-il ? Ici, là et ailleurs, visible à l’écran ou non, occupé à refaire le monde à son image et ne cessant d’échouer avec un sourire las masquant une rage tenace. « Rater mieux » : la devise de Samuel Beckett lui allait comme un gant. Pour avoir eu le désir fou d’être à lui seul le cinéma, Jean-Luc a été puni, condamné à inventer le sien. Rares sont ceux qui peuvent en dire autant. On continuera de proférer sur tous les tons « c’est du Godard ». Des enfants, il en a eu malgré lui. Cinéastes et pas seulement. Il ne faisait rien pour plaire, allait là où les autres ne vont pas, et c’est ainsi que déjà il nous manque.

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