Le crossover est-il stérile ?

Dossier | Par Julien Di Giacomo | Le 24 août 2011 à 10h30

Les sorties rapprochées de Cowboys & Envahisseurs et de Attack the Block nous poussent à nous interroger sur un procédé cinématographique qui fait, mine de rien, son comeback depuis quelques années : le crossover. Mélange des genres, confrontations des personnages, les possibilités offertes par l'exercice sont nombreuses, mais il présente néanmoins un inconvénient majeur : on ne sait jamais si c'est de l'art ou du cochon.

Si vous êtes agriculteur et que vous croisez un cheval et un âne, vous obtenez un bardot ou un mulet (selon que vous ayez accouplé une ânesse et un cheval ou une jument et un âne). L'hybride bénéficie des caractéristiques physiques de ses deux parents, mais souffre invariablement de la même tare : il est stérile. Un peu comme Cowboys et Envahisseurs, qui mêle western et film d'aliens sans pour autant aboutir à un résultat assez fort pour qu'il véhicule autre chose que sa propre existence? Le film s'inscrit pourtant dans la lignée d'une certaine tradition cinématographique dont l'histoire, certes en dents de scie, est faite de grands moments et de petites révolutions, s'est rarement trouvée dans un tel cul-de-sac.

Avec ce blockbuster transgenre et sans âme au concept pourtant prometteur, Jon Favreau rate à peu près tout ce qu'il entreprend, tant dans l'écriture de ses cowboys que dans le design de ses envahisseurs, et suscite malgré lui une interrogation fondamentale : si le film est un échec, est-ce parce que son réalisateur est un incompétent, ou tout simplement parce que le crossover est en soi une aberration cinématographique qui ne peut en aucun cas aboutir à quoi que ce soit de valable ?


You owe me extrait de Cowboys & envahisseurs

Crossover et exploitation
Même si l'idée consistant à mettre face à face des personnages de fiction issus d'univers différents est vieille comme le monde, on peut faire remonter sa première manifestation notable dans les salles de cinéma à 1942, lorsque Frankenstein se battait contre un loup-garou dans? Frankenstein rencontre le loup-garou. On assiste depuis une dizaine d'années à un revival relatif fait de grosses productions américaines (Freddy Vs. Jason et Alien Vs. Predator) et de petits budgets japonais (Vampire Girl Vs. Frankenstein Girl ou Alien Vs. Ninja), mais l'âge d'or du crossover reste indéniablement les années 60, une époque plus décomplexée, plus cheap, et clairement plus créative. Ce n'est pas pour rien que l'actuel revival grindhouse institué par Tarantino et Rodriguez y trouve ses sources d'inspirations principales.

Entre 1961 et 1971, les habitués des séances de minuit ont pu se régaler devant Hercule contre les vampires, Le Père Noël contre les martiens, Billy The Kid Vs. Dracula, Dracula Vs. Frankenstein, le pittoresque Zatoichi meets the One-Armed Swordsman et bien évidemment les inévitables King Kong contre Godzilla et Mothra contre Godzilla. Tous sont évidemment les fiers représentants d'un cinéma d'exploitation particulièrement vivace à l'époque, et s'adressaient, entre premier degré confondant et auto-dérision de circonstance, à un public averti qui n'attendait des films de genre que ce qu'ils avaient à offrir. On peut donc assez légitimement se demander si la simple expression "blockbuster crossover" n'est pas tout simplement une contradiction : alors que les mélanges contre-nature semblait être l'apanage d'un cinéma qui n'avait de toute manière pas grand-chose à perdre, est-il seulement possible de conserver un tel esprit de liberté en ayant la responsabilité d'un budget de 150 millions de dollars ?


Le Père Noël embulle un Martien extrait de Le Père Noël contre les Martiens

Batman, le terreau fertile du crossover
Bien que complètement fauchés, certains cinéastes adeptes du crossover étaient néanmoins habités d'une incroyable motivation (financière ou artistique) quant à l'aventure dans laquelle ils se lançaient, à un point tel que certains n'hésitaient pas à agir en toute illégalité. Le cinéma philippin nous offrait ainsi clandestinement Batman fights Dracula en 1967, tandis qu'Andy Warhol filmait, sans aucune autorisation, Batman Dracula. Plus récemment, c'est du côté du web qu'on trouve du crossover illégal mais néanmoins classieux, comme le très underground Batman Dead End, qui voit s'opposer le justicier masqué à des aliens et à des predators.

Le parallèle évocateur révélé entre Batman et Dracula par la magie du crossover est plus qu'un simple gimmick et prouve, si besoin était, que l'exercice est potentiellement porteur de réflexions allant au-delà de son unique concept. Batman est un des rares super-héros évoluant dans un univers réaliste, et l'intrusion d'un antagoniste fantastique brisant les limites habituelles de son environnement amène à la reconsidérer à l'aune de ce nouvel échelon. De la même manière, la confrontation entre Dracula et son imitateur peut mener à une réflexion plus gobale sur le recopiage comme base de création : qui, du modèle ou de la copie, a le plus de valeur ? Qui est le plus intéressant ? Qui veut-on voir gagner ? L'être littéraire classique ou la créature pop ?

Les extra-terrestres ont tellement à offrir
Le crossover semble donc pouvoir être plus qu'un twist funky apporté à des genres séculaires, et des réalisateurs autres que Favreau se sont acharnés à le prouver : le récent Attack the Block utilise par exemple son invasion extra-terrestre comme prétexte pour tenir un discours social sur les banlieues, la violence et les préjugés, et se paye même le luxe de tenter la parabole religieuse. Il le fait avec une maladresse incroyable, et ses gros sabots écrasent la crédibilité de son propos, mais il a au moins le mérite d'essayer d'explorer la richesse de la palette des possibilités qui lui sont offertes par son concept. Attack the Block n'est pas une parodie de film de science-fiction ou de film de banlieue, et n'est pourtant ni l'un ni l'autre ; il se situe dans un entre-deux dont les frontières sont encore mal définies, mais tente tant bien que mal d'explorer les possibilités offertes par son nouveau terrain de jeu. Dans un futur idéal, il serait le précurseur d'une nouvelle vague de créativité mettant fin à la morosité actuelle.

Il y a plus de 10 ans déjà, Robert Rodriguez et Kevin Williamson croisaient avec une habileté trop souvent sous-estimée le film d'extra-terrestres et le teen-movie avec The Faculty. Les aliens y infiltraient discrètement les sociétés humaines en prenant possession du corps des individus, mais aussi et surtout en imitant leur comportement et leurs habitudes, comme on copie les membres d'un groupe pour y être accepté (voir aussi Steak, sur le même sujet). Les extra-terrestres, représentant à la fois le paradoxe de la peur de perdre son identité et le désir de rejoindre une communauté pour ne pas vivre seul, évoquent directement des problématiques toutes pubères, comme l'importance du regard des autres, aussi régulièrement évoqué sans pour autant empiéter sur la part fantastique du récit. Mal marketé, incompris et souffrant sans-doute de l'aura de Robert Rodriguez, qui hurle en permanence "je ne fais que du fun sans fond", The Faculty, bien qu'infiniment meilleur, se révèlera au bout du compte tout aussi stérile que Cowboys & Aliens.


Shooté extrait de The Faculty

Cowboys & Aliens : échec & mat
Bien que l'histoire du crossover soit plutôt obscure, la multiplicité de ses manifestations et la large palette de ses utilisations a pu prouver l'intérêt du procédé. Le mâtinage des genres et les confrontations de personnages doivent nécessairement être pris avec une certaine dose de recul due à l'incongruité plus ou moins grande des situations qu'ils induiront, mais peuvent en tout cas servir d'outils de réflexion et de critique, de vecteurs d'humour ou plus simplement de prétexte à des scènes d'action fantasmées depuis des années? Les possibilités sont quasiment illimitées, et la seule règle à suivre pour un réalisateur est de ne pas avoir peur de sa propre audace.

C'est précisément l'erreur dans laquelle est tombée John Favreau avec Cowboys & Aliens. Apparemment submergé par l'incongruité absolue de son concept de base, il a fait le choix de tempérer ses ardeurs en réalisant sa partie western comme un manuel du parfait petit film de cowboy, avec ce que ça implique de répliques cliché mais pince-sans-rire, de stock-characters et de logiques narratives éculées. Favreau est si banal et peu original qu'il réussit même à donner un air de déjà-vu total à toute sa partie SF, qui ressemble un peu à tous les films d'aliens de ces dernières décennies. Alors qu'il sera tentant pour lui de rejeter la faute sur la difficulté de l'exercice dans lequel il s'est lancé, l'échec artistique de son film vient en réalité des barrières qu'il s'est lui-même imposées. Le crossover n'est pas stérile? mais John Favreau l'est.

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1 commentaire
  • Arch_Stanton
    commentaire modéré Drôle et juste. A l'exception du peplum "Hercule contre les vampires" qui n'a finalement rien d'un "crossover" puisque le héros bodybuildé ne croise aucun suceur de sang. Pas le plus petit chiroptère à se mettre sous ... la dent !
    25 septembre 2015 Voir la discussion...
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