Sortir des rails

Le Transperceneige, Titanic à l’ère de la Matrice et du jeu vidéo

Dossier | Par Erwan Desbois | Le 30 octobre 2013 à 17h05

Adapté d'une bande-dessinée française du début des années 1980, Le Transperceneige de Bong Joon-ho qui s'inscrit dans l'esthétique post-apocalyptique de la saga Matrix creuse un peu plus le sillon d'un cinéma profondément influencé par le jeu vidéo...

«Le train-train quotidien va bientôt dérailler / Qui veut rester dedans n'a qu'à bien s'accrocher» pouvait-on entendre chanter dans Avida du duo Delépine-Kervern en 2006. Un quart de siècle plus tard, à bord du Transperceneige en 2031, cet avertissement se matérialise de manière aussi littérale que globale. Plongée dans une ère glaciaire qu'elle a elle-même causée (tout comme elle avait seule créé le monstre de The Host, dans le film le plus connu de Bong Joon-ho jusqu'à présent), l'humanité est rassemblée dans ce train, où se déclenche un soulèvement aspirant à faire dérailler le système féodal réinstauré. Les nantis jouissent des confortables voitures de tête, les misérables sont entassés à l'arrière comme dans un bidonville. Le Transperceneige est l'héritier du Titanic, un siècle plus tard, et l'ère de la révolution industrielle a laissé la place à l'âge de la Matrice.

Dans la Matrice

La figure des Wachowski veille de bout en bout sur le film de Bong, pour au moins trois raisons :

  • Une concordance de temps, pour commencer : avec Cloud Atlas, Lana et Andy ont réalisé sur une voie parallèle à celle du Transperceneige leur propre film de révolution inconditionnelle, de façon indépendante en dehors du système hollywoodien et avec la même velléité d'en découdre avec ce dernier.
  • Par ailleurs, Le Transperceneige n'est ni plus ni moins que les trois volets de la trilogie Matrix, condensés en un seul film de deux heures - ce qui dit tout de la densité et du rythme affolants de son scénario.
  • Les longs-métrages coréens de Bong, Memories of murder, The Host, Mother, décrivaient une situation prérévolutionnaire, insoutenable mais où seules des initiatives individuelles - donc vouées à l'échec - tentaient de changer les choses. Le Transperceneige lance quant à lui une insurrection irrévocable, sans retour en arrière possible (Matrix premier du nom) et qui sera menée à son terme (Matrix Revolutions - en mieux car embrassant la nature extrême d'une révolution, qui brûle l'existant et remet tout à plat pour repartir de zéro). En chemin entre son étincelle et son explosion, la lutte va se voir violemment questionnée, remise en cause jusque dans sa vérité. La justesse de la cause, et avec elle toute l'ossature intellectuelle du récit, se dérobent alors sous nos pieds et ceux du héros, comme c'était le cas dans Matrix Reloaded.

Le parallélisme des récits entre Le Transperceneige et les Matrix est redoublé par leur connexion dans la forme qu'ils donnent au monde. Tournant le dos à toute sorte de représentation vériste, Bong opte pour un traitement qui ne fait appel qu'au seul imaginaire et transforme le Transperceneige en un espace aussi virtuel, au sens d'irréel, que l'est la Matrice. C'est à son tour une matrice, de tous les possibles ; et de façon tout à fait naturelle puisqu'un train, c'est une succession de wagons cloisonnés et connectés entre eux par des portes. Des portes comme celles qui mènent à différents points de la Matrice depuis le couloir de service révélé dans Matrix Reloaded - ou comme celles faisant passer d'un niveau au suivant dans un jeu vidéo. Le Transperceneige se pose ainsi en disciple et successeur fidèle des Matrix dans l'expression de la porosité croissante entre cinéma et jeu vidéo, grâce à sa règle du jeu aussi simple qu'infiniment puissante : chaque porte ouvre sur un wagon abritant une proposition neuve. Nouvelle architecture, nouveaux ennemis, armes et contraintes, pour à chaque fois un nouveau style de jeu et un nouveau défi.

Manette en mains

À l'instar des Wachowski en leur temps, Bong reformate sa mise en scène en conséquence, l'adaptant à chacun de ces nouveaux contextes. Lesquels nous font traverser des pans entiers de l'histoire du jeu vidéo, qui ont fait de cet art la relève du cinéma comme moteur de la réinvention permanente de l'action et de l'aventure : beat'em all dans la lignée de Streets of Rage et Devil May Cry, infiltration dans celle de Splinter Cell et Dishonored, embuscades suffocantes comme pouvait les faire subir un Halo, dantesques batailles rangées façon team melee.

Toutes les séquences ont cependant un strict dénominateur commun - le mouvement selon un seul axe, de l'arrière vers l'avant du train. Cette contrainte imposée par le principe même de l'histoire, Bong se l'approprie et la transforme en atout explosif. Son Transperceneige est un film en « 1D », tout en profondeur, dont l'énergie colossale est concentrée sur cette unique dimension. L'instant où se déclenche le soulèvement des laissés pour compte entraîne le déchaînement de cette énergie. Ayant compris qu'il ne sert à rien de se mettre en travers du raz-de-marée, Bong l'accompagne comme un joueur se plie au diktat du scrolling latéral et infernal des jeux de plateforme de la famille des Sonic, Double Dragon ou Castlevania.

Cette propulsion irrépressible vers l'avant n'interdit pas pour autant la réflexion. Le Transperceneige tire profit de sa nature explicitement virtuelle pour développer une conscience aiguë de son caractère « méta », à l'image de ce que le jeu vidéo pratique depuis longtemps - hier dans la série des Metal Gear Solid et les jeux signés Suda51 (Killer7, No more heroes), aujourd'hui dans Hotline Miami ou Bioshock Infinite.

 
 

Car on découvre en cours de route, en même temps que les insurgés, que leur révolte suit un scénario écrit à l'avance. Bong fait ainsi sien un autre principe fondamental du jeu vidéo, qui veut que le joueur a en apparence le contrôle (il tient le joystick) mais emprunte en vérité un parcours scripté par d'autres dans tous ses détails, toutes ses alternatives. Ce contrat, où l'on accepte l'illusion de l'immersion dans des épreuves fabriquées, simulées en échange d'émotions et/ou de convictions sincères, est bien au coeur du Transperceneige. On y retrouve de part en part l'adrénaline du danger et la liesse d'en triompher, en passagers d'une lutte à mort, sans compromis possible, contre l'injustice et pour l'égalité. D'une révolution qui n'a rien de virtuel.

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3 commentaires
  • zephsk
    commentaire modéré Tout ce ci est effrayant. J'adorais la BD, mais j'ai une souveraine indifférence pour M. et Mme Wachowski...
    Dois-je m'en inquiéter ?
    30 octobre 2013 Voir la discussion...
  • elge
    commentaire modéré Si on admet qu'Hollywood (et plaus largement le cinéma commercial) avait prévu de longue date le 11 septembre, je m'inquiète, moi, de tous ces films qui nous parle de révolution, d'insurection, d'embrasement...
    30 octobre 2013 Voir la discussion...
  • Geemushi
    commentaire modéré Le parallèle avec les jeux-vidéo est pertinent et cela m'a moi aussi frappé pendant le film. En même temps, la configuration de l'espace d'un train appelait d'une certaine manière une telle mise en scène, et il aurait presque été dommage de vouloir l'éviter. De plus, c'est une esthétique assez bien maîtrisée chez les coréens je trouve; il n'y a qu'à voir la scène (réussie) de massacre au marteau de Old Boy qui se déroule elle aussi en 1D en empruntant largement au jeu-vidéo.
    30 octobre 2013 Voir la discussion...
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