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Millenium de Fincher : un film de hacker

Dossier | Par Hugues Derolez | Le 18 janvier 2012 à 16h15

Le projet de David Fincher de réadapter les romans Millenium de Stieg Larsson avait de quoi surprendre. A y regarder de plus près pourtant, cela tombe sous le sens. Le matériel de départ extrêmement riche, mais sous-exploité dans la version suédoise, permet au cinéaste de confirmer un talent bien singulier : celui de l'infiltration, du détournement, un vrai travail de sape digne de celui d'un hacker.

Pirater le matériel original

Reconfigurer les données établies en injectant un nouveau code, c'est peut-être la mission que s'est donnée David Fincher en réadaptant en très peu de temps le premier Millenium, sous-titré The Girl with the Dragon Tattoo. Alors qu'il retranscrivait scrupuleusement, dans The Social Network, les méthodes de travail de Mark Zuckerberg, son ascension, et ses chemins détournés, le nez dans le code, Fincher continue sa transformation numérique et se prend lui aussi pour un pirate. Démontrer qu'un roman est une source inépuisable, et un scénario un modèle qui peut se réécrire à l'infini, ce n'était pas vraiment une gageure pour le cinéaste. Transcender l'objet par la mise en scène, le produit par l'outil, voilà un défi à sa mesure. Faire d'un personnage comme celui de Lisbeth une icône, réformer l'univers gentiment détraqué de la première copie pour en tirer une inextinguible noirceur ; comme autant de signes à réinterpréter dans le monde, de pistes esthétiques à suggérer. De l'art de l'évocation de ses débuts, dans la publicité et le clip, Fincher garde cette puissance plastique, picturale, lui permettant d'édifier des univers parallèles hors du commun (Seven, Fight Club), une étrangeté quotidienne qui dérape du réalisme au fantastique (Millenium, Benjamin Button).

Phagocyter le matériel d'origine permet au réalisateur d'étirer sa narration en parallèle d'une histoire qu'on peut donc facilement déjà connaître. C'est paradoxalement en anéantissant tous le enjeux dramatiques qu'il les régénère, fait place nette, subtilisant les souvenirs des lecteurs du roman, des fans de la première heure, en recontextualisant son histoire, en trafiquant uniquement ses images.

L'art du trucage : voler une image, donc une réminiscence, pour la remplacer par une autre. Pour quoi faire ? Pour la rendre plus pertinente, plus évocatrice, charnelle, préhensible ? Les raisons peuvent être multiples. Ici, on observera la première véritable rencontre entre Lisbeth (Noomi Rapace) et Blomkvist (Michael Nyqvist) et sa relecture par Fincher. Elle est d'autant plus troublante qu'il la reproduit scrupuleusement pour s'en éloigner par son verbe, son geste, sa composition des plans, son rapport à l'espace et à la lumière. Les images se superposent mais diffèrent sensiblement.


Chantage extrait de Millénium, le film

Infiltration et modification

En continuation de The Social Network, Fincher trouve ici la collusion parfaite entre la forme et le sujet pour détailler le hacking, l'infiltration d'un milieu pour en saboter les bases. Comme dans Fight Club, où le cinéaste semblait mordre la main qui le nourrissait, où il anéantit le beau par le beau, nous observons ici la trajectoire d'un électron libre qui par sa seule intelligence (hors normes certes, tenant de la machine froide et précise) pourrait renverser le système. Non pas dans le simple but de l'anéantir, mais de le protéger de lui-même. Les hackers ne sont-ils finalement pas les meilleurs alliés des concepteurs réseaux, mettant en exergue les failles des systèmes, pour mieux les renforcer ? Détruire le bug, la déviation donc, l'erreur que la machine ne peut comprendre mais qui nous est insupportable. L'horreur d'un meurtrier caché dans l'image, par exemple, ou d'une société qui vit dans l'opulence sans se soucier de ses marginaux.

Lisbeth part donc en quête de preuves dans l'Histoire, retravaillant le passé, le faisant cracher ses restes, tel David Hemmings besogneux dans Blow-up. Fracturer l'image, tenter d'y pénétrer à tout prix pour y retrouver la vérité, telle est la mission de la hackeuse, véritable virus informatique à elle seule. Ces échanges de flux d'information, violents, numériques, où tout se broie et se reconfigure, sont magnifiquement figurés dès le générique d'ouverture du film.


Le Générique de début extrait de Millenium : Les hommes qui n'aimaient pas les femmes

En quête d'image, en quête d'humanité

Il s'agira donc, en plus d'en garder les méthodes, de s'astreindre au même mode de vie qu'un pirate pour espérer remodeler son environnement, pour en extraire les informations utiles. Ne plus dormir. Réinterpréter les signes qui assaillent le monde, ses codes, pour le déchiffrer et, à la manière de Mark Zuckerberg, remodeler un monde qui ne nous convient pas pour y faire sa place. Zuckerberg changeait le monde, Salander décide d'étouffer l'anarchie, de venger les opprimés, pour expier sa propre douleur. Pourfendeur des puissants et de leur statu quo, elle trouvera en Mikael Blomkvist un compagnon idéal, qui pourra fissurer sa carapace numérique. De programme informatique elle entraînera un lent travail d'humanisation, espérant en quelque sorte se faire elle-même pirater, inséminer par l'humanité de Blomkvist.

Fincher reconduit sa « litanie discrète d'effets visuels » comme le décrit Guillaume Orignac, pour figurer de l'anarchie sémiologique qui peu à peu conquiert notre monde. En vérité, les héros de David Fincher sont donc des interprètes, décodant l'environnement à loisir, s'évertuant à rendre lisible le trop-plein d'informations du quotidien.


Froide rencontre ! extrait de Millenium : Les hommes qui n'aimaient pas les femmes

David Fincher, ce voleur d'images, utilise donc encore une fois à merveille la profusion de la technologie numérique, travaillant toutes les scènes sous tous les angles, via tous les montages possibles. Redessinant ainsi les contours du réel, du vieil appareil analogique, il enserre ses films dans une précision d'orfèvre : en retravaillant par le numérique les nombreuses images qu'il a à sa disposition Fincher peut donc créer le film parfait, à l'abri du réel. En véritable démiurge, il décidera par la suite de ne voler qu'une image, pour que tout s'écroule, que sa fiction se mette en route. Millenium est l'histoire de cette image perdue, celle d'un meurtre, d'une fillette disparue, dont nous partons en quête aux côtés de Lisbeth. Et si, par le passé, on inspectait scrupuleusement l'image pour y débusquer le meurtrier, l'enjeu de Fincher est autre, un enjeu de pirate en somme : se fondre dans le modèle pour en faire sauter les verrous de l'intérieur, remplacer l'image numérique manquante par nous-mêmes, s'y substituer en quelque sorte, pour mieux remodeler le système.

À lire, l'excellent « David Fincher ou l'heure numérique » de Guillaume Orignac | Image : © Columbia Pictures

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14 commentaires
  • bonnemort
    commentaire modéré @zephsk : oh c'est vrai, mais des photos et des trailers, c'est quand même autre chose qu'un article, non ?

    @manuuu : c'est vrai que le cinéma de Fincher est lui-même contaminé par le style Sorkin dans TSN ; son style incisif, ample et très bien écrit. Je ne sais pas exactement combien de pages faisait le scénario mais c'est une habitude chez lui effectivement de prendre beaucoup de liberté (surtout maintenant qu'il a la côte), d'essayer d'imposer son écriture et de limiter donc le travail du metteur en scène. D'où par exemple le fait qu'il ait travaillé à la première mouture du Stratège avant que Steven Zaillan le réécrive. Je crois que ça ne plaît pas à tout le monde. Mais je trouve que Fincher prouve bien avec Millenium (s'il avait encore besoin de le faire) qu'il peut transcender n'importe quel scénario, n'importe quel matériel de départ, pour en tirer une fresque très bien construite. Par l'écriture mais aussi par son souci du travail, son acharnement à filmer et re-filmer les mêmes scènes, pour avoir le plus de matériel possible, et construire son film au moment de la phase de montage. En fait je ne comprends pas ce avec quoi exactement tu es en désaccord.
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @hugues.derolez Bah... Peut-être, m'enfin, je ne suis pas sûr que vous vous soyez lancés de la même façon dans une exégèse, au choix, du générique, de la B.O, de l'affiche, des suites éventuelles, de la B.A, des critiques (etc, etc) pour d'autres films. J'omets volontairement les articles où Millenium n'est que cité ou sert de base de réflexion à des questions du genre "Fast-remakes américains : à quoi bon ?"
    Bon à dire vrai, ça ne me dérange pas, hein, comme je l'ai dit, les articles sont bons et puis si ça ne me plaisait pas, j'arrêterais de les lire. :)
    Je m'interroge simplement sur les raisons de cette attente, de cet emballement, de cette hégémonie. N'y a-t-il rien qui mérite autant de papier et d'encre numérique que David Fincher ?
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Peut-être aussi -et c'est malheureusement consubstantiel à la presse, c'est pourquoi je ne vous en blâme pas-, est-ce parce que la matière de vos articles et manchettes réflexives est basée sur d'autres articles du web, eux-même soumis à l'actualité, elle même régie par cette publicité agressive, distillant par de petites touches régulières, la substance de ces grosses machines que sont Millenium et consorts, sans minimiser votre affection pour Fincher bien sûr ?
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • bonnemort
    commentaire modéré Exactement, on fait avec ce qu'on a, je n'ai pas encore trop le temps ni l'audace de contacter James Gray (ou Marion Cotillard) pour aller assister au tournage de leur dernier film, de demander à Shyamalan des nouvelles de son One thousand AE, de partir pour Sundance voir Twixt et interviewer Coppola, ou même de partir à Taïwan pour rédiger un entretien exclusif avec Tsai Ming-Liang, prendre des nouvelles de Resnais, Carax ; et pourtant j'aimerais beaucoup.

    Il y a effectivement beaucoup d'attente autour de Millenium (pas déçue pour ma part) et ça semble un peu irraisonné, surtout sachant que le film se plante un peu aux USA. Ce qui est d'autant plus étonnant c'est qu'il ne convient vraiment pas au tout public, beaucoup trop de viols et de torture pour ça. C'est sûrement la réputation de Fincher et le casting (+ la réadaptation du roman que beaucoup de monde semble apprécier) qui crée cet effet là.

    Après on aurait pu faire presque autant de news autour d'Underworld 5, Sherlock Holmes ou que sais-je. On sélectionne quand même selon nos préférences et les projets qui nous semblent les plus intéressants ! Ahah.
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Oh oui ! Underworld 5. Please.
    Je ne sais pourquoi je pose des questions auxquelles j'ai déjà répondu en moi-même, avec classe, avant même de les avoir posées.
    Merci tout de même pour cette réponse honnête et fort bien étayée.
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • bonnemort
    commentaire modéré Mouahahah, oui, comme quoi tu sais être classe aussi quand tu veux.

    Bon et tu vas aller le voir oui ou mince ?
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Oui, j'y vais, ce soir 19h30.
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • bonnemort
    commentaire modéré Bientôt il faudrait organiser une séance Vodkastos avec certains de nos chouchous.
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré Pour en revenir au sujet de départ. J'ajouterais que le sentiment du « film de hacker » est aussi présent dans des données explicites du récit :

    - Daniel Craig évoque un Julian Assange désabusé, en retraite forcé
    - la fonction de plusieurs personnages est détournée : les partenaires professionnelles deviennent des amantes (deux fois), le journaliste devient détective, la victime devient bourreau (deux fois)...
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
  • bonnemort
    commentaire modéré Mince, j'évoquais le rapport avec Assange je crois, mais ça devait être dans l'un des nombreux autres articles sur Millenium (wink wink @zephsk)
    19 janvier 2012 Voir la discussion...
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