vers la folie et au-delà

Stanley Kubrick, entre ordre et chaos

Dossier | Par Hugues Derolez | Le 28 mars 2011 à 12h56

« Chez moi, la folie est très contrôlée » Stanley Kubrick.

D'une dimension tantôt modeste, tantôt gigantesque, la figure de la catastrophe émaille la filmographie de Stanley Kubrick. Qu'il s'agisse de la folie d'un homme (Shining) ou de la folie des hommes (Dr Folamour) le dérèglement est toujours présent au point de contraster singulièrement avec la mise en scène qui, elle, reste outrageusement réglée.

Dans Shining, Jack Nicholson sombre lentement dans la psychose, hanté par des souvenirs qui ne semblent pas être les siens, par un goût pour le meurtre et la violence qui le dépasse. C'était lui, mais cela aurait très bien pu être un autre. En injectant cette horreur directement dans la sphère familiale Kubrick donne des accents de films de genre à un examen bien avancé de la société et du noyau familial. Ce sont les murs de l'hôtel Overlook qui sont hantés et qui prennent d'assaut la conscience de Jack Torrance, le personnage de Jack Nicholson. Le spectateur se rassure en se disant que, sous le couvert très propret d'une famille bien sous tous rapports, Jack demeurait quelqu'un de frustré, à la limite de l'implosion. Pourtant son exemplarité nous dit tout autre chose sur la violence sourde et brutale, qui frappe sans crier gare.

« L'état de guerre est son thème de prédilection. Comme beaucoup de cinéaste obsessionnels, dont Hitchcock, il était attiré par le chaos » nous explique le critique américain Brill Krohn. L'ordre qui se dérègle, une harmonie qui se fissure, Kubrick aimait amorcer dans ses films un continuel va-et-vient entre l'agencement et le désordre. La question est de savoir : dès que l'organisme est contaminé, humain ou ordinateur (dans 2001 : L'odyssée de l'espace), est-il possible de revenir en arrière ? C'est l'interrogation qui travaille Orange Mécanique et qui synthétise le mieux les vagues à l'âme du réalisateur.


A la hache extrait de Shining

Le premiers tiers d'Orange Mécanique est le plus marquant de par son programme choquant et tapageur. Un bande de jeunes hommes arpentent les rues de Londres, écoutent Beethoven et massacrent clochards et jeunes femmes innocentes. La construction ternaire du film amène pourtant le personnage principal, incarné par Malcolm McDowell, à se retrouver interné, anesthésié de toute émotion, incapable de la moindre violence. Et face au scandale que cela entraînera dans les médias il se retrouvera finalement libéré de ses chaînes psychiques, prêt à propager la terreur à nouveau. Une pirouette cynique qui n'aura de cesse de nous interroger : qui est responsable, au sein de la société, de la violence et de sa régulation ?

« Orange mécanique explore l'entier répertoire des perversions humaines : la barbarie exercée par le gang de « droogs » se retourne, dans un renversement sado-maso, sur Alex, que la justice veut réformer comme une machine que l'on pourrait réparer. Certains y ont vu, à sa sortie, l'incarnation de l'inconscient maté par le surmoi » peut-on lire dans l'article de Clémentine Gallot dans le hors-série Stanley Kubrick du magazine Trois Couleurs. L'ordre politique, brinqueballant et déréglé par la population, ne peut se remettre en place qu'en matant ses criminels. Anéantir leur envie de violence revient néanmoins à anéantir toutes leurs envies, ce qui les définit comme individu. Les différentes institutions auxquelles sera confronté le personnage d'Alex DeLarge le pousseront systématiquement vers l'aliénation : la prison, la religion, toute forme d'éducation. Ultime volte-face du film, Alex redevient lui-même, traité à nouveau pour être capable d'exercer une violence, donc son droit humain le plus inaliénable. Amer constat posé par le cinéaste : sans sauvagerie l'homme n'était donc rien.


Le sermon extrait de Orange Mécanique

Gilles Deleuze disait, dans l'Image-temps, que « Si l'on considère l'oeuvre de Kubrick, on voit à quel point c'est le cerveau qui est mis en scène. Les attitudes de corps atteignent à un maximum de violence, mais elles dépendent du cerveau. [...] Il n'y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau. Il n'y a pas moins de sentiment dans l'un et dans l'autre. »

La déraison devient automatisme dans le sublime 2001, l'odyssée de l'espace, vision hallucinée d'un futur en perpétuel renouvellement. L'homme, tel un dieu, crée la machine et la perfectionne au mieux. HAL9000 est donc, forcément, à son image : intelligent, courtois, mais aussi irraisonné et prêt à tout pour atteindre ses objectifs. En accouchant d'une descendance qui possède les mêmes failles que lui, l'homme affirme totalement sa défaillance. Tout ce qu'il touche est soumis à destruction. La cause de ce trouble est tragique, terriblement humaine : doué de raison mais également d'affects, de sensations, HAL a peur de mourir. Ce qui le mènera à se défendre à tout prix quand il sera menacé d'être débranché. Instinct de survie primitif, transmis de l'homme à la machine, destructeur seulement dans un esprit de conservation.


Débranche ! extrait de 2001 : L'Odyssée de l'espace

Même si la filmographie du cinéaste est assez courte, trois films seraient trop peu pour résumer la complexité du système mis en place par Kubrick. La progression décrite par strates ici se ressent avec nuance dans tous les films intermédiaires de son cinéma : le code d'honneur de Barry Lyndon, absurdes coutumes ravageuses, ou encore Full Metal Jacket, et la façon dont un homme peut être broyé, encore une fois par une institution (l'armée), jusqu'au déséquilibre, transformant un lieu de lois et de devoirs en enfer. La vision du réalisateur se noircit avec le temps, passant du chaos individuel à une implacabilité phylogénétique, condamnant tout homme à la brutalité. Comment en sortir ? Peut-être, comme dans 2001, en espérant une nouvelle chance, une renaissance, pour tenter de corriger ses erreurs. Ou, comme on le voit dans Eyes Wide Shut, accepter cet état de fait, les blessures que l'on se fait par accident les uns aux autres. La folie bouillonnante de notre quotidien. Et conclure qu'il n'y a rien à faire, si ce n'est prendre du plaisir entre deux souffrances. Le dernier film du cinéaste ne terminait-il pas par cette négation de la réalité, un « let's fuck », désespéré mais cathartique ?

Nous vous rappelons que l'indispensable numéro hors-série du magazine Trois Couleurs dédié au cinéaste est toujours disponible. Les fans éperdus peuvent se ruer sur l'exposition consacrée à Stanley Kubrick ainsi que la retrospective intégrale qui viennent de débuter à la Cinémathèque française.

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1 commentaire
  • TaoChess
    commentaire modéré Excellent résumé du très bon hors série de Trois Couleurs !
    2 novembre 2011 Voir la discussion...
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