Y a-t-il une vie sous les étoiles ?

« J’espère que des spectateurs auront envie de voir autre chose que Star Wars ! »

Dossier | Par Chris Beney, Arthur VIGIER, William Le Personnic | Le 14 décembre 2015 à 18h00

Avant même sa sortie, Le Réveil de la Force en est à 50 millions de dollars au box-office américain grâce aux préventes, ce qui le place devant des longs-métrages ayant terminé leur carrière en salles, comme Sicaro ou Jupiter : le destin de l’univers, par exemple. En France, 200 000 billets ont été achetés ces dernières semaines, ce qui place déjà le film devant, au hasard, Valley of Love, Magic Mike XXL, Foxcatcher ou Inherent Vice… Quand un distributeur sort son film le même jour que ce mastodonte, comme fait-il exister son poulain aux yeux du public ? Est-il possible pour Le Grand jeu, L’humour à mort, Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, La Chambre interdite ou My Skinny Sister, de transformer cette concurrence écrasante en aubaine ?

« Je peux me tromper, mais je pense que la sortie de Star Wars ne changera pas grand-chose pour nous. Ce serait plus difficile si la Palme d’or sortait le même jour que nous, parce que nous visons un peu le même créneau de spectateurs art et essai ». Natacha Missoffe, attachée de presse de ED Distribution est confiante. Pourtant, le même jour que le film le plus attendu depuis 2 ans, elle sort La Chambre interdite, avec à l’affiche Mathieu Amalric, Maria de Medeiros, Ariane Labed, Udo Kier, etc. Ce nouveau long-métrage de Guy Maddin est esthétiquement irréprochable, mais sa poésie expérimentale, qui fait aussi bien appel au cinéma muet qu’à l’avant-garde, le réserve à un certain public, que son distributeur espère le plus nombreux possible. « Que ce soit Star Wars ou un autre film, vu notre budget et les films que nous sortons, nous ne sommes jamais en position de force en terme d’espace publicitaire occupé » explique Natacha Missoffe. « En plus d’une communication traditionnelle, nous avons lancé une campagne originale et ludique sur internet, un jeu créé par Les Produits Frais. Le but est de collecter des vidéos qui sont des montages de séquences du film et d’images inédites et qui, rassemblées, forment une histoire en lien avec celle du film. Il y a bien sûr des lots à gagner, mais ça permet surtout d’aiguiser la curiosité des spectateurs par un biais différent ». C’est le lot habituel d’un distributeur, Star Wars en face ou pas, que d’attirer l’attention du public sur son film et de lui donner envie de le découvrir, mais n’est-ce pas plus difficile quand un seul film fait un buzz aussi assourdissant ?

«Mes parents, jamais de la vie ils n’iront voir Star Wars !»

« Le reste de l’année, c’est aussi compliqué d’avoir des copies, les écrans sont toujours très encombrés » rappelle Mathieu Robinet, directeur général de BAC Films. « Finalement, le 16 décembre, ce sera peut être plus facile de réaliser des entrées que si c'était un jour avec seulement des petits films en concurrence directe ». BAC Films distribue Le Grand jeu, l’histoire d’un écrivain has been, très connu pour son 1er bouquin, écrit 10 ans auparavant, qui se voit proposer par un mystérieux bonhomme d’écrire un manifeste insurrectionnel, afin de contribuer à se débarrasser du ministre de l’intérieur : un film qui prend des allures de romance tourmentée, sans de départir de son fond politique pour autant, au rythme singulier et aux dialogues travaillés. Confiant dans ses qualités, Le Grand jeu mise sur un soutien dont on sait pourtant qu’il ne fait plus beaucoup les carrières : la critique. « Les journalistes voient Star Wars seulement la veille de sa sortie, ce qui nous laisse assez d’espace critique » précise Mathieu Robinet. « Nous avons un partenariat avec Le Monde et nous allons faire la couverture de Télérama. Et je crois vraiment que Star Wars s'adresse à beaucoup de personne mais qu’il y a aussi un public âgé qui n’ira pas voir ce film. Moi, mes parents, jamais de la vie ils n’iront voir Star Wars ! ». Certes, mais iront-ils voir autre chose pour autant ? Et quelque chose de suffisamment attractif pour valoir la peine que l’on brave pour lui la foule qui ne va pas manquer dans certains cinémas ?

Du côté de Urban Distribution, qui s’occupe de My Skinny Sister, on mise sur le travail de fond en amont et la bouche-à-oreille en aval. Ce premier long-métrage prometteur de Sanna Lenken ne fait pas dans la facilité : troubles alimentaires, malaise du passage de l’enfance à l’adolescence, amour sororal. Ca ne l’empêche pas d’être émouvant, en partie grâce à l’interprétation de ses deux jeunes actrices, convaincantes et attachantes. « Nous travaillons la sortie de My Skinny Sister depuis sa première mondiale à la Berlinale, où le film avait cartonné. Le film a ensuite fait d’autres festivals, il y a eu beaucoup de travail auprès de la presse, des associations proches du sujet » détaille Mathieu Piazza, directeur de distribution chez Urban Distribution. « C’est l’inverse de la stratégie de Star Wars : tout le monde attend le film mais on n’en montre quasiment rien, alors que nous, personne ne nous attend mais on multiplie les projections en festivals et en avant-première, parce que dès que quelqu’un voit le film, il est conquis et en parle autour de lui ». Espérons que la voix du spectateur ainsi emballé porte, alors, parce que ce ne fut pas le cas, semble-t-il, par le passé…

Les séances de 14h avaient suffi à La Menace fantôme

Regardons le box-office de 1999, l’année de La Menace fantôme. Le jour de sa sortie, le 13 octobre, ils sont 10 autres films à apparaître dans les salles, à ses côtés, contre 12 le 16 décembre 2015 face au Réveil de la Force. Star Wars fait un carnage, sauf à être un distributeur qui n'ambitionne pas de dépasser les 50 000 entrées, même si le carnage en question tient aussi à d'autres facteurs que Star Wars. La Menace fantôme ne sera « que » le 3ème plus gros succès de l’année en France (7,3 millions d’entrées), derrière Astérix et Obélix contre César (8,9 millions) et Tarzan (7,9 millions). Il ne réalise à l’époque « que » le 2ème meilleur premier jour de tous les temps, derrière Men in Black, avec 450 000 entrées en France. Malgré tout, les films sortis en même temps que lui auront le plus grand mal à exister : Extension du domaine de la lutte, d’après Houellebecq, sera le plus populaire avec 56 000 entrées en fin de carrière et 200 entrées à la séance de 14h à Paris ; Moloch, le film d'Alexandr Sokurov sur Hitler et Eva Braun, finira sur 23 000 entrées (90 à la séance de 14h) ; et Beyrouth fantôme, réalisé par Ghassan Salhab, comptera 6 500 spectateurs au final, dont 5 à sa séance de 14h. Pour résumer, les films sortis le même jour que l’Episode 1 totalisent en fin de carrière quatre fois moins d’entrées que le film de George Lucas n'en a enregistrées… le mercredi 13 octobre. Ce jour là, ses séances de 14h enregistrent 30 fois plus d’entrées que celles de tous ses concurrents réunis. Avec 800 copies, contre un millier pour Le Réveil de la Force, La Menace fantôme assomme le marché pendant 3 semaines, le temps qu’il lui faut pour réaliser 70 % du total de ses entrées.

« On n’a pas les mêmes ambitions, ni le même public, ni la même presse, ni les mêmes partenaires, ni les mêmes salles » annonce Claire Lindron, assistante de programmation chez Pyramide, distributeur de L’humour à mort, le documentaire de Daniel Leconte sur la tuerie de Charlie Hebdo. « Certes, le public de Star Wars, c’est un peu tout le monde, mais le nôtre existe aussi. Et certes, de nombreuses salles art et essai ont décidé de sortir Star Wars comme la polémique nous l’a appris… ». Mine de rien, ça fait beaucoup de « certes », dont l’un concerne en plus la chasse gardée de l’art et essai dont se prévalent tous les films qui sortent le 16 décembre ou presque : les salles. En lançant une pétition en ligne, certains cinémas dotés du label « art et essai » ont réclamé de pouvoir projeter Le Réveil de la Force, dont ils étaient privés par Disney. Si d’autres salles ont aussi pris la plume pour se démarquer et faire de l’absence de Star Wars de leurs affiches un geste de défense de la diversité de création, quelque chose a pu se fissurer entre les petits distributeurs et les cinémas qui leur faisaient confiance, mais pas suffisamment pour faire du 16 décembre une journée morte, heureusement. Parce que d’autres enjeux, dépassant la dimension économique, sont parfois en jeu.

La contre-programmation, ça peut marcher ?

« L’humour à mort rend hommage aux victimes des 7, 8 et 9 janvier. Nous trouvions important de le sortir en amont du 7 janvier 2016, mais pas trop loin de ce dernier non plus » raconte Claire Lindron. « Après les terribles événements du 13 novembre, on nous a demandé si on conservait notre date de sortie. La réponse fut « oui ». Nous pensons que face à la barbarie, nous devons plus que jamais nous battre pour la liberté d’expression et pour toutes les libertés. Nous n’oublierons pas les victimes de janvier comme nous n’oublierons pas celles de novembre. Aujourd’hui, il est particulièrement bouleversant et important de voir le portrait joyeux des dessinateurs de Charlie qui aimaient rire et créer, et les témoignages inédits des rescapés déterminés à vivre ». Du côté de Sophie Dulac Distribution, en charge du Dernier jour d’Yitzhak Rabin, on a aussi pensé la sortie de ce nouveau film d’Amos Gitaï, en compétition à la dernière Mostra de Venise, en fonction de l’actualité, et pas seulement en termes de fenêtre de tir commerciale. « Dans un premier temps, nous voulions éviter la sortie de films cannois tels que Mia Madre ou Back Home, et deuxièmement, jouer la carte de la contre-programmation face à Star Wars » précise Vincent Marti, responsable promotion chez Sophie Dulac Distribution. « Nous souhaitions sortir avant la fin de l'année afin de coller au plus près de l’actualité des 20 ans de l’assassinat de Rabin. Notre stratégie, en étroite collaboration avec les attachés de presse, est de retenir les journalistes qui veulent faire un papier de fond sur la commémoration de l’assassinat pour la sortie du film et ainsi pouvoir parler du film, à la fois à travers son sujet mais aussi sa forme ».

Cette stratégie de la « contre-programmation », peu revendiquée, était aussi celle de Blue Moon Distribution, pour House of Time, l’histoire barrée d’un créateur de jeux vidéo persuadé qu’il a découvert une brèche dans le temps susceptible de le ramener sous l’Occupation. Un film dont la date de sortie a finalement été repoussée du 16 décembre 2015 au 13 janvier 2016. « On voulait jouer la mouche du coche de Star Wars, insister sur le côté « David contre Goliath » en diffusant des vidéos marrantes sur Internet, tout en sachant pertinemment qu’on ne faisait pas le poids » explique Déborah Helpert, productrice de House of Time. « Après le 13 novembre, il y a eu un grand jeu de chaises musicales entre les films, concernant les dates de sortie, et le mois de décembre nous est apparu saturé. Il a fallu changé de date et de stratégie ». « Le monde ne va pas s’arrêter parce que Star Wars sort ! » tempère Natacha Missoffe. « J’espère que certaines personnes auront envie de voir autre chose ! ». C’est certain, mais ces personnes seront-elles suffisamment nombreuses dans les cinémas ces trois prochaines semaines ?

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