je veux seulement que vous m'aimiez

The Tree of life sort en DVD : Pourquoi fut-il si difficile d’aimer la Palme d'or ?

Dossier | Par Hendy Bicaise | Le 13 octobre 2011 à 12h35

La Palme d'or The Tree of life sort en DVD et Blu-Ray cinq mois après sa présentation au festival de Cannes. Sur place, lovers et haters se sont écharpés sans vergogne sur ses qualités et ses défauts. Puis il y eut les autres, ceux qui ont navigué d'un extrême à l'autre. Si Fassbinder n'était pas déjà passé par là, The Tree of life aurait pu s'appeler « Je veux seulement que vous m'aimiez ». Clairement le film a besoin de temps pour mûrir dans la tête des spectateurs, hors des salles de projection. Près de cinq mois plus tard, retour sur un film qui grandit encore dans nos esprits...

Un film mutant

A ce jour, aucun autre film que The Tree of life n'avait eu, à mes yeux, deux vies aussi distinctes. Aucun film n'avait muté dans mon esprit comme le conte métaphysique de Terrence Malick. A la seconde vision, aucun doute, le film est un chef-d'oeuvre. A la première, pourtant, c'était une autre histoire : il m'avait semblé inégal, trop sinueux, possiblement monté à la va-vite pour être présenté sur la Croisette, à la façon d'un Wong Kar-wai. Pour mémoire, son 2046 avait été projeté dans une version non-finalisée, truffée d'images de synthèse en fils de fer. Le sentiment d'assister à un work-in-progress comparable avec The Tree of life s'estompe pour peu que l'on se souvienne qu'il avait été un temps pressenti pour Cannes 2010, puis disparu des listings avant de réapparaître un an plus tard. Malick venait donc de passer une année entière à peaufiner son montage. Malgré les rumeurs d'une édition de six heures sur laquelle il travaillerait actuellement, le fait qu'il n'y ait pas une miette qui diverge entre la version cannoise et celle proposée aujourd'hui en DVD et Blu-ray réaffirme son caractère définitif.

Premiers contacts

16 mai 2011, The Tree of life est fin prêt. Chacun, et pas seulement les journalistes, s'apprête à se faire sa propre opinion : la projection de presse cannoise est calée au lundi matin, l'officielle en début de soirée et, dans la foulée, le film sera diffusé dans près de 300 cinémas de l'hexagone dès 20h.


Une famille heureuse extrait de The Tree of Life

Je ne l'ai vraiment saisi qu'après coup mais, de mémoire de festivalier, jamais une projection n'avait été si préjudiciable à un film en compétition. The Tree of life est présenté le lundi à 8h30, au lendemain d'un premier week-end possiblement festif et alcoolisé pour de nombreux journalistes, et certainement déjà éreintant pour tous. Il fallut, qui plus est, se lever plus tôt que pour n'importe quelle autre projection puisque les files d'attente autour du palais des festivals s'étiraient à perte de vue depuis l'aube. Quand j'y repense aujourd'hui, je me dis qu'il aurait suffit de jeter un oeil à mes confrères pour comprendre que The Tree of life n'avait que peu de chance de faire l'unanimité. J'aurais pu repérer que même les accrédités les plus aguerris avaient de petits yeux, que leurs homologues italiens usuellement si expansifs se trainaient tels des zombies, que les critiques de la blogosphère n'avaient pas même le courage de tweeter leur enthousiasme. Une fois à l'intérieur, les lumières s'éteignent et nous tend les bras une oeuvre assurément dense, d'une durée avoisinant les 2h30 et à haute teneur métaphysique. C'est sûr, la narration a priori nébuleuse de The Tree of life et ses embardées spatio-temporelles ont de quoi perturber quand on a seulement quatre heures de sommeil au compteur. La crainte se fait évidence : le plaisir de cinéphile escompté lorgne de plus en plus vers l'épreuve physique. Pourtant, compte-tenu du plaisir d'assister au nouveau Malick, je reste les yeux grands ouverts mais force sera de constater, a posteriori, que je n'enregistre rien.

150 minutes plus tard, les 2500 spectateurs du Théâtre Lumière retrouvent celle du jour, et plus qu'une division, c'est une guerre qui se fomente : d'un côté les pro et de l'autre, les anti-Tree of life. Les spectateurs les plus chanceux, conquis dès ce premier visionnage, arguent que peu de long-métrages peuvent se targuer d'unir à l'écran Brad Pitt et le Big Bang, ou encore de mettre en scène un dinosaure miséricordieux. Les autres, écoeurés, ayant même hué les dernières minutes du film, pestent contre une esthétique de publicité, singeant les réclames pour déodorants « Obao » quand Malick filme Jessica Chastain ou celles de parfums quand il représente le Paradis.

Reste que le festival de Cannes est bien connu pour exacerber les opinions. Il n'y a que là-bas que l'on peut entendre des cinéphiles débiter sans sourciller les avis les plus fous : « Si t'aimes pas le Godard, t'aimes pas le cinéma » ; « T'as rien compris, Drive c'est génial parce que c'est crypto-gay ! » ; « Le meilleur film de Cannes, c'est le Raya Martin à la Quinzaine. Il dure 18 heures... d'ailleurs j'y suis encore là » ; etc. Face au cas Malick, j'hésite à rejoindre les haters ou les lovers. Mon coeur balance, je reste indécis et peiné de l'être, subjugué par certaines images et rebuté par d'autres. C'est notamment le cas pour la longue séquence finale sur la plage. Qui aurait cru qu'un jour je serai ému aux larmes par ce même passage qui m'avait laissé de marbre le 16 mai.

Trouver la matière originelle

Il fallait le revoir à tête reposée. Et pour ce faire, la sortie DVD / Blu-ray est une occasion idéale. 2499 voisins de canapés en moins, je dépose seul le disque dans ma platine. Dès les premières minutes, deux plans accolés donnent le la pour une toute autre approche : le personnage de Jack tape dans une balle à l'aide d'un bâton puis Malick coupe et, en contre-champ, c'est Jack lui-même qui réceptionne l'envoi. La saynète est d'autant plus frappante qu'elle se lie à une autre : quelques minutes plus tôt, un raccord dans l'axe permet à la mère et à son fils de se substituer sur une balançoire, accrochée à l'un des arbres du jardin. Jack et les siens touchent, chérissent, plantent et frappent ces forces vives de la nature. « L'arbre de vie » du titre se matérialise ici, et les personnages se confondent ou fusionnent à ses côtés. Terrence Malick égrène ainsi les symboles d'une approche panthéiste de son récit. Tous les mystères du film, même les plus formels, me donnent alors l'impression de pouvoir se résoudre par une simple équation : Dieu est présent en toute chose, et tout est en Dieu. L'Instance supérieure et le monde sensible, Mère Nature et le Père créateur, leurs enfants et leur environnement s'unissent immuablement.

Au regard de cette perception nouvelle, le plaisir que j'éprouve face à The Tree of life ne cesse de grandir. Du coup, je ne m'étonne plus face à certaines images restées jusqu'alors insondables, tel cet organisme aquatique ancestral ayant l'exacte même forme que l'un des outils dessinés sur son carnet par le père de Jack, inventeur de métier ; le géniteur est lui aussi un « créateur », Jack est autant le fils de son père qu'il est le fils de Dieu. Quant à cette forme, croquée à la hâte, c'est une spirale. Là encore, plus de secret, il apparaît naturel que l'oeuvre matricielle des deux « créateurs » prenne l'apparence de l'ADN. L'image d'une torsade se répétera encore une fois, quelques minutes plus tard, lorsque l'un des enfants de la fratrie est enveloppé dans un rideau blanc par sa mère. Cette vision ravive le souvenir d'un autre film que j'adore, celui du premier plan de Ratcatcher de Lynne Ramsay (1998), autre récit d'un enfant sacrifié. Aussi fugace soit-il, ce plan précipite une poignée de questions essentielles : quel est l'enfant caché dans ce linceul, le visage masqué par ce tissu qui l'enserre ? Est-ce Jack ou son frère, celui qui meurt et laisse les siens dans une errance mélancolique infinie ? Et, justement, lequel de ses deux frères les a quitté ? Terrence Malick répond par des images-symboles, à déceler ci et là.

Les ombres ne nous quittent pas

Face à toutes ces interrogations, c'est un curieux hasard de calendrier qui me vient en aide. Le prix de la mise en scène Drive investit les écrans de cinéma quelques jours à peine avant la sortie dans les bacs de The Tree of life. Je revois donc les deux films coup sur coup, et deux images jumelles me sautent aux yeux : celles d'ombres mouvantes sur du bitume. Pourtant, en plus d'avoir été concurrents lors de la compétition cannoise, Drive et The Tree of life s'opposent diamétralement dans l'interprétation à extraire des ces deux plans. Vers la fin de son film, le « Driver » de Nicolas Winding Refn se bat à l'arme blanche avec un ennemi. Le cinéaste danois capte le combat par les ombres portées de ses deux personnages. La technique de filmage utilisée lui sert à dévoiler prématurément le gagnant : le héros porte toujours des gants dans sa poche arrière et ceux-ci déforment ostensiblement sa silhouette quand il se relève, victorieux. Chez Malick, l'ombre n'explicite rien, au contraire, elle trouble. Lorsque les trois enfants jouent dans la rue, il positionne sa caméra en cochon-pendu : impossible de distinguer un corps plutôt qu'un autre face à ces trois ombres filmées à l'envers, anamorphosées de surcroit. Plus tard, Jack s'amuse sur le perron de sa maison et essaie en vain de se dissocier de son ombre. Il ne parvient qu'à l'étirer plus encore. Que ce soient ses frères qui se fondent en lui ou le soleil, son corps et son âme se joignant en son sein, Malick en revient toujours à cette vision panthéiste d'un monde unifié à travers le destin de l'enfant.


La rencontre d'Irene et du Driver extrait de Drive

C'est petit à petit que je me suis mis à aimer The Tree of life sous le prisme de cette nouvelle lecture. Mais il manque encore une pierre à l'édifice. Puis la conclusion comble ce manque, déchargeant une émotion encore en sommeil quand je vois Jack se dédoubler et se guider vers ses proches, quand je vois la mère et l'enfant disparu finalement réunis. C'est pour cela que j'aime autant cette histoire, parce qu'elle était gagnée d'avance : tous ces symboles en préparaient l'heureuse issue, celle d'une famille illusoirement brisée puis recomposée, par l'amour et pour l'éternité. L'unité est assurée dans ce Monde que Terrence Malick décrit comme Un : encore, astres et méduses se miment à l'image, un polype aquatique prend la forme d'une verge quand un poisson épouse celle d'une vulve, et sans cesse se confondent la surface des planètes, la peau rugueuse des dinosaures et autres terres et pierres.

Les yeux levés vers nous-mêmes

Cette perception de notre environnement, dans laquelle la science confine à la magie, me rappelle deux autres coups de coeur passés : le documentaire Nostalgie de la lumière (Patricio Guzman, 2010) et Pi de (Darren Aronofsky, 1998). Dans le premier, le documentariste chilien s'intéresse au désert d'Atacama, lieu unique où les astronomes lèvent les yeux pour sonder les mystères de l'univers pendant que des femmes les baissent, à la recherche des ossements de leur époux, victimes de la dictature. Le film de Guzman converge vers une découverte incroyable : la matière-même qui compose les os des hommes enfouis sous terre s'avère être exactement la même que celle des astres suspendus dans les cieux. Sous l'égide de la fiction, Aronofsky, lui, dirige son protagoniste vers une possibilité tout aussi renversante : un chiffre comme clé universelle, lui ouvrant toutes perspectives, de la spéculation boursière aux interrogations métaphysiques les plus terminales. Et le plus beau reste qu'Aronofsky, comme Terrence Malick, ait lui aussi choisi la spirale comme figure première du Monde, qui le régit, le contient et se reproduit inlassablement à l'image.


3.1415926535897932384626433832795028841971693993751058209749 extrait de Pi

Le récit élaboré par Malick connait sa propre révolution : le flot est continu, mais Jack revient toujours sur ce qui l'obsède, sur des images qu'il ne peut oublier. Le film lui-même devient spirale, dessinée à l'aune d'une construction entièrement vouée à la répétition puis à son propre délitement. Dans ses derniers instants, alors que la famille se recompose, The Tree of life converge calmement vers une prééminence de l'immatériel, vers la victoire des âmes sur leurs enveloppes terrestres, avec un ascenseur comme simple symbole d'une ascension spirituelle : ultime vecteur menant vers un réseau d'espaces vides, de matières translucides, de voix sans corps et de flammes évanescentes. Le film a quitté sa propre enveloppe, secondant le parcours de personnages qui auront su délaisser les affres des conflits de notre Monde pour se retrouver au-delà.

En plus d'avoir réalisé un grand film, Terrence Malick aura donc rappelé la fragilité inhérente à toute oeuvre. The Tree of life était délicat à manier, délicat à recevoir aussi. L'exigence de son film lui permit de saisir une part de ses spectateurs d'emblée, d'en conquérir d'autres à long terme et, tout aussi logiquement, de déplaire à certains. Peut-être est-ce cette propension à diviser que le jury cannois dirigé par Robert De Niro a voulu évoquer lorsqu'il a qualifié sa Palme d'or d'« imparfaite ». Considérant la fascination intarissable qu'a exercé sur moi The Tree of life, des Palmes comme celle-ci, j'en viens à souhaiter d'en découvrir chaque année. Et s'il faut les travailler au corps pour les aimer pleinement, passer par d'étranges étapes d'incertitudes et de rejets, je saurai désormais que le voyage en vaut la peine.

Images : © Plan B Entertainment

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5 commentaires
  • Wed
    commentaire modéré Wouaw, aucune commentaire sur cet article? Bon hé bien ça fait bientôt une année qu'il a été publié mais je tenais à faire mes éloges à son auteur.

    Personnellement je fais partie de ceux qui ont été conquis au premier visionnage mais tout ceci s'est fait très différemment pour moi : c'était le premier Malick que je voyais et je l'ai vu sur mon home cinéma, seul. Je ne crois pas avoir compris la moitié du film mais j'étais subjugué par la beauté des images : simplement les plus belles qu'il m'avait été donné de voir au cinéma.
    Depuis je l'ai revu, j'ai toujours de la peine avec la scène finale - qui me semble tirer en longueur - et je ne suis pas certain que ressusciter les dinosaures était franchement nécessaire, ça me semble plutôt préjudiciable à la beauté globale et la poésie du film.
    Pour le reste, je suis conquis.
    27 septembre 2012 Voir la discussion...
  • hendicaise
    commentaire modéré Merci beaucoup ;) A la revoyure, tout me plait dans le film. Mais je comprends bien que l'on rejette certaines séquences. Sans me répéter avec ce que je disais juste au-dessus, De Niro l'a bien résumé avec sa déclaration lors du sacre cannois.

    Concernant les commentaires, je me souviens qu'il y en avait pas mal... mais ils ont visiblement tous disparus ! @IMtheRookie, tu sais ce qu'il s'est passé ??
    27 septembre 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré Oui, c'est un scandale, il y avait plein de commentaires intéressants. Et ils ont simplement disparu de l'Internet. @marivaudage a déjà regardé et il ne pouvait rien faire visiblement. On a dû écraser nos sauvegardes. C'est triste.

    Peut-être qu'ils réapparaitront quelque part sur facebook en 2015...
    27 septembre 2012 Voir la discussion...
  • Wed
    commentaire modéré Ah bah heureux de l'entendre, ça m'étonnait! J'étais pas encore sur Vodkaster à l'époque moi :)
    27 septembre 2012 Voir la discussion...
  • stillMargotte
    commentaire modéré La critique de @hendiike est magnifique, j'aurais tellement aimé voir le film comme ça. x(
    15 novembre 2012 Voir la discussion...
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