Bon plan

Un plan peut-il sauver un film ?

Dossier | Par Jérôme Dittmar | Le 12 avril 2012 à 16h45

Peut-on aimer un film simplement pour un plan ou une scène ? Peut-on le sauver ou s'agit-il d'autre chose ? Et qu'est-ce que ce moment magique suppose ? Pour celui qui a suivi l'histoire de la cinéphilie, la réponse peut paraitre évidente. Dans les faits, il est plus dur d'y répondre. C'est pourquoi, plutôt que creuser seul la question, on a préféré se la poser à plusieurs.

A force d'aller au cinéma, on devient plus exigeant. Le regard s'exerce et la somme ne compte plus autant que tout ce qui la compose pour lui donner du sens. On observe les plis et recoins du film où se logent ses mouvements et ses idées. Il y a l'ensemble mais aussi le détail qui au cinéma, comme en peinture, révèle parfois le tout. La plus connue des théories de Roland Barthes, le punctum (ce qui pointe, nous touche et nous bouleverse dans une image), n'a pas d'autres quête que cette croyance. Mais ce que l'auteur attribue à la photographie dans La chambre claire et qu'il tenta d'appliquer, en bon sémiologue, au cinéma dans L'obvie et l'obtus (sans vraiment convaincre), permet-il de sauver un film ? Autrement dit un détail, un plan, une scène, peut-il faire tout basculer voire nous faire aimer un film pour cet unique moment ?

Chacun a en tête de manière floue cette sensation qu'en un instant, un film parfois rasoir, moche, ou affligeant, s'est soudainement révélé ou transformé. Cette idée est même un vieux truc de cinéphile un peu oublié que continue à défendre Arnaud Desplechin, obsédé par l'idée que chaque moment doit être une petite anthologie, un temps fort se battant contre le temps, du film, qui se déroule inexorablement. Le plan qui viendrait racheter toute une oeuvre, c'est une manière d'affirmer à la fois la toute puissance de son regard et du cinéma. Ce serait être capable de détecter les signes de la beauté, de la grandeur, ou de notre exigence, jusque dans l'infinitésimale, là où les creux apparemment anodins de la mise en scène cachent des trésors. C'est aussi l'idée plus politique et démocratique que chaque film a sa chance, que du pire pourrait surgir le meilleur. Mais si la chose parait évidente à certains, elle l'est beaucoup moins pour d'autres.

Le magicien d'Oz

On sait qu'on aime follement Miami Vice pour le regard de Gong Li sur Colin Farrell dans la scène de douche à Cuba. On sait pourquoi on aimera pour l'éternité la dernière image de L'aventure de Mme Muir, lorsque Rex Harrison vient chercher Gene Tierney. On sait que le plan d'Une balle dans la têteJacky Cheung, forcé par les Viêt-cong de pointer son arme sur la tête de son ami Tony Leung, est un des plus bouleversants de tout John Woo. La liste pourrait continuer, longuement, mais n'aide pas tellement à en savoir plus sur ce détail qui modifierait l'ensemble, plutôt à dire précisément ce qui touche dans une oeuvre. Le dernier plan de We Bought A Zoo, l'un des plus beaux jamais tournés (et rappelant le film de Mankiewicz), pourrait servir davantage. Il nous rappelle à la dimension miraculeuse du plan, qui soudainement illumine tout un processus. Rémy Russotto, photographe : « Seul un plan final, c'est-à-dire un plan qui clôt narrativement un film, peut à défaut de sauver un film, lui offrir le "LA" sans lequel le film aurait été beaucoup moins bon. » Celui du Cameron Crowe ne rachète pas le reste, qui n'en a pas besoin, mais emporte le film vers une dimension qu'il n'avait pas, ou pas encore atteinte, pour accomplir son cheminement du rêve devenant réalité.

« J'ai longtemps soutenu mordicus cette idée de plan "magique" qui sauverait un film ; j'y crois un peu moins aujourd'hui. C'est un concept séduisant participant d'un certain romantisme cinéphile qui ne m'est pas étranger, mais ça ne marche pas tellement dans la pratique ». Producteur et journaliste aux Inrockuptibles, Jacky Goldberg rappelle toute la difficulté contenue dans cette idée. On voudrait poursuivre une tradition (de plus en plus érodée) mais la réalité du film se rappelle le plus souvent à nous. Même constat pour Yann François, doctorant en cinéma à Paris et chef de rubrique pour Trois couleurs : « Je ne pense pas qu'un plan puisse sauver, ni planter un film. Du moins, j'en ai jamais fait l'expérience. Je ne parviendrais pas non plus à sauver un bouquin (toute proportion sémiologique gardée) pour un mot, une phrase ou un chapitre (...) Au mieux, un plan peut nuancer une détestation, l'argument : "telle séquence est à sauver", "tel plan laissait espérer ceci-cela", qui empêche de descendre un film totalement. »

Est-ce impossible, ou bien avons nous perdu cette croyance que Desplechin continue d'avoir en la manifestation du plan comme d'une synthèse ? Un moment non pas fort pour la beauté du cadre (accessible à tous), mais en ce qu'il serait la partie concentrée et indispensable d'un puzzle où chaque partie pourrait dire quelque chose. A l'image du plan sur le gant jeté à l'eau à la fin de Two Lovers, un plan peut être toute la somme du film et son auteur. Il peut tout briser comme révéler et qui sait, parfois tout changer, Comme le souligne Davy Chou, producteur et réalisateur, « on peut ne pas aimer un film mais y trouver un plan par la grâce autonome duquel on sort de la salle en se disant que la vision de ce seul plan justifiait de s'être farci le film qui allait avec : je me rappelle me l'être dit récemment, peut-être pour le film thaïlandais PO-47, par ailleurs pas si mal, mais qui en son milieu offre un long et miraculeux plan où une femme caresse la tête de son amant avec son pied - je n'avais jamais vu ça avant. »

Memories corner

Le détail compte mais peut-il être ce miracle qui balaie la nullité alentour ? Pour Florent Boudjemaa, cinéphile, il permet toutefois de nuancer, de rester un souvenir, un moment fort qui atténue et valorise à la fois un film faible dans son ensemble : « J'ai toujours eu un rapport un peu mitigé à cette idée du plan qui sauverait un film. Un exemple me vient à l'esprit: mon rapport aux trois premiers Carax. Ses deux premiers souffrent d'une grosse pose façon poète maudit qui est digeste lorsque tu as 13 ans et que tu viens de découvrir Rimbaud, mais l'est beaucoup moins aujourd'hui. Pour ces raisons-là, je n'en revois désormais que deux ou trois morceaux bien délimités: la fuite en bagnole au son d'une reprise technopop de Gainsbourg et les plans de la Seine de Boy Meets Girl, la course effrénée de Lavant au son de "Modern Love" de Mauvais Sang, les plans aériens du bicentenaire de 1789 et les acrobaties au son d'Iggy Pop des Amants du Pont Neuf. Au milieu de choses contestables, se trouvaient quelques plans qui contenaient quelque chose de précieux: ils ouvraient vers des territoires artistiques neufs. C'est sans doute négligeable pour un cinéphile découvrant ça aujourd'hui. Mais au moment de sa sortie cela n'avait pas de prix


Modern Love, extrait de Mauvais sang

Le plan est toujours plus facile à garder après, lorsque la projection est passée. Durant le film, c'est une autre histoire. Jacky Goldberg : « Quand je vois un film, je me fais assez vite un avis, et s'il m'arrive d'en changer en cours de route, ce ne sera jamais à cause d'un plan, mais au moins d'une scène, et plus vraisemblablement d'un authentique virage dans la mise en scène ou la narration. Et cela prend toujours un certain temps. C'est davantage quelque chose qui me fait progressivement changer de perspective au cours de la projection, voire après. » Mais qu'est-ce qui pourrait, dans le moment, modifier notre regard ? Peut-être qu'aucun plan ne peut vraiment sauver un film, mais au moins le renverser. « Aucun film ne peut être sauvé mais certains peuvent, à ce titre, être améliorés. Pour être amélioré, il faut qu'il soit réversible, c'est-à-dire que son tout puisse se transformer à la vue de son dernier plan. (...) Sans les retrouvailles finales, Voyage en Italie ne serait qu'une autre ruine dévolue à l'échec. » La logique que Rémy Russotto applique au dernier plan n'est toutefois pas univoque. Elle peut s'intercaler dans le déroulé du film. Surgir autant pour la cristallisation esthétique d'un moment qu'un tournant moral. C'est aussi bien un plan fugace de The Tree of Life, quand marche le premier fils de Brad Pitt et Jessica Chastain, qui fait basculer le film dans sa quête des affects de l'enfance tout en étant sublime en soi ; que lorsque Rock Hudson avoue sa véritable identité à Jane Wyman dans Le secret magnifique, Sirk préférant faire surgir un amour quasi religieux à l'effroi du mensonge qui les aurait détruit. Un choix moral qui casse le film pour mieux le faire rebondir sur ses fondations.

La voie inverse

Si trouver ces moments de conversion ou de révélation n'est pas toujours évident, il est plus facile en revanche de détecter le plan qui tue, comme le souligne Laurent de Sutter, éditeur aux Presses Universitaire de France et philosophe : « Non seulement un plan peut sauver un film, mais il peut aussi le détruire. La raison en est simple : le cinéma se déroule dans le temps. C'est-à-dire que sa condition est l'irrémédiable - le fait que l'on ne peut revenir sur ce qui a été vu. Dès lors qu'un film ne se regarde que dans un seul sens, toute nouvelle information prime sur les précédentes. Elle peut les approfondir, les élargir, ou au contraire les rétrécir, voire les annuler. Cela a été une grande spécialité du cinéma de suspense, de Dollars de Richard Brooks à The Usual Suspects de Bryan Singer : un dernier plan annulant tout ce qui a été montré auparavant - pour substituer enfin l'interprétation « vraie » à toutes les élucubrations que les images précédentes avaient permises. En ce sens, il y a une éthique de plan qui doit animer tout cinéaste. La seule maxime de cette éthique est une interrogation : ai-je le droit de tout changer de l'histoire que mes spectateurs s'étaient construite ? Certains croient que oui - on les nommera « petits malins », puisque la destruction d'un film par son dernier plan s'apparente au geste du « last bidder » sur eBay ! ».

La plupart de nos conversations vont dans ce sens et Laurent de clarifier sa position : « Il y en a d'autres qui pensent le contraire - c'est-à-dire que personne n'a le droit de voler un film à celui qui le regarde, surtout pas son auteur. Ceux là forment les derniers réalisateurs éthiques de notre temps : ceux pour qui aucun coup de théâtre n'aura de légitimité, s'il ne vient pas du film lui-même. De Five Fingers de Joseph Mankiewicz à Sherlock Holmes de Guy Ritchie, ils forment les principaux jalons d'une généalogie aristocratique, choisissant de prendre leurs personnages et leurs spectateurs au sérieux alors qu'il serait si facile de les bluffer. De même qu'un happy end est toujours plus difficile à construire qu'une fin tragique, éviter la tentation du plan qui vole un film à ceux qui le font (les personnages) comme a ceux qui le regardent (les spectateurs) est une ascèse - qui réclame une attention de chaque instant. » On aurait pu trouver d'autres exemples de ces plans qui en disent long. Toute la théorie de Rivette autour du travelling comme affaire de morale repose dessus. C'est la même qui ne pardonnera pas à Spielberg le suspense des douches de La liste de Schindler. Le détail fatal est plus facile à déceler que celui sauve. Peut-être parce qu'il est plus aisé de définir contre quoi on s'oppose. Un plan décisif peut sans doute faire basculer notre regard, les images qui précédent et s'élever au-dessus des suivantes. Mais sa quête est un objet rare. Et peut-être finalement précieux. Sans doute trop parfois comme le précise Davy Chou : « Sur le plan moral, je trouve que l'argument du plan qui tue est utilisé trop souvent et de façon paresseuse pour invalider un film sans faire l'effort de s'y pencher vraiment ».

Le plan décisif

Quelque soit son sens, un plan décisif peut faire basculer notre regard, les images qui précédent et s'élever au-dessus des suivantes. Mais sa quête, la plus haute, est un objet rare et d'autant plus précieux. Les mots et l'exemple de Davy Chou résument bien les propos de nos interlocuteurs : « Je crois au plan à la lumière duquel tout un film serait à repenser, aussi bien son projet formel que sa signification. C'est un peu théorique, j'aimerais trouver des exemples lumineux et écrasants, je n'en vois qu'un là comme ça, Quand j'étais chanteur de Xavier Giannoli. [ndlr. SPOILER attention, ce qui suit dévoile un élément important de l'intrigue si vous n'avez pas vu le film] Tout le film est une sorte d'hommage par le bas aux romances impossibles de Wong Kar Wai (voir les systématiques décadrages de personnages perdus dans l'immensité des appartements vides de Clermont-Ferrand). Programme qui me chagrinait un peu, jusqu'à ce dernier plan, où, malgré le fait que Gianolli sait bien que toute la beauté tragique des films du maître hongkongais provient du caractère irréconciliable de ces amours imprévues, il ne peut pas s'empêcher de réaliser son rêve de spectateur, soit : un happy-end miraculeux et inattendu, Depardieu et Cécile de France qui reviennent sur leurs pas et échangent un baiser fougueux au bout d'un travelling sur le morceau "Les paradis perdus" de Christophe. Là le film est renversé et me séduit, car il dépasse, en sa toute fin, l'horizon convenu et un peu déprimant qu'il s'était jusqu'alors donné. » Rémy Russotto n'a peut-être pas tort, les plus grands plans décisifs sont parfois ceux qui, sans passer par le twist roublard, renversent non moins le film qu'ils le ponctuent d'un miracle nous permettant de partager un regard. Ce fameux plan qui sauve n'est peut-être que l'histoire d'une rencontre.

À ne pas rater...
8 commentaires
  • meriadeck
    commentaire modéré interessant article (ah vous voyez) c'est vrai que c'est difficile de trancher. Mon exemple le plus récent est le début de John Carter, tout se passe bien jusqu'au moment où les 3 rois mages débarquent en toge. Là ma suspension of belief, mon accroche au film a volé en éclat tant à mes yeux cette scène était mal tournée et mise en scène. Dans un autre cas, le film "Super" , je le trouvais plutot pas mal jusqu'a [spoiler] un des personnages principaux se fasse descendre[fin du spoiler ] j'ai pas aimé, ça tuait le film d'un coup, je ne comprenais pas le choix du scénariste et d'un coup un film que j'aimais bien, est devenu un film que je n'aime plus du tout :/
    12 avril 2012 Voir la discussion...
  • Store
    commentaire modéré Pour ma part, je serais du même avis que Yann François. Un plan peut pourquoi pas atténuer ou nuancer le rapport qu'on a à un film. Mais jusqu'à le sauver, ça me semble difficile. "C'est un concept séduisant participant d'un certain romantisme cinéphile qui ne m'est pas étranger, mais ça ne marche pas tellement dans la pratique", cette phrase résume assez bien la chose. C'est une belle idée, la toute puissance d'un plan qui sauve un film, mais dans les faits, ça me paraît plus utopique.
    12 avril 2012 Voir la discussion...
  • Hal9000
    commentaire modéré Tout est question de distance au film. De préjugés aussi, d'une certaine façon. Un bon film, à la manière d'un rêve, me parle sans que je puisse forcément l'expliquer, mettre des mots dessus. Et donc encore moins lui attribuer un plan qui rehausserait ou descendrait sa valeur. Mais peut-être n'ai-je tout simplement pas d'exemple en tête. En fait un seul qui, pour le coup, me cache tout le reste du film (seule une impression générale demeure) : le regard de Faye Dunaway à Warren Beatty dans la scène finale de Bonnie & Clyde...
    12 avril 2012 Voir la discussion...
  • vhf
    commentaire modéré Pour moi, une scène peut clairement sauver un film. Un plan, en revanche, non.

    Exemple pour moi, la scène d'inculpation à la fin de "Z" sauve le film. Et je comprends que pour certains (romantico-naïfs, même si j'aime beaucoup cette scène) la scène "ma ligne de chance" sauve "Pierrot le fou".

    Par analogie à la littérature et la musique, un plan est un mot ou une note, et un mot ne peut pas à mon avis sauver un livre, ni une note un morceau.
    En revanche une scène, une phrase peut sauver un livre comme une phrase musicale peut sauver un morceau.

    Bon, il y a toujours des exceptions. Nul doute que L'arche russe est sauvée par un plan. ;)
    13 avril 2012 Voir la discussion...
  • Magnight
    commentaire modéré Un beau plan fait partie d'un ensemble, je ne peux pas apprécier un plan au milieu d'un film raté... Si tout se tient, si le film est réussi, certains plans ressortiront d'autant plus, mais dans le cas contraire ca ne marche pas. Une scène peut sauver un film, oui, mais du point de vue de la narration, pas de l'esthétique.
    13 avril 2012 Voir la discussion...
  • LT
    commentaire modéré Un plan peut sauver un film, et même un plan très court peut sauver un film très long. J'étais au bord du suicide à la fin du Grand Bleu, tant ces 168 minutes m'ont paru insipides de niaiserie, indigne de la sublime bande-son. Paradoxalement, je me suis beaucoup identifié au personnage de Jean-Marc Barr, à plonger sans oxygène toujours plus profondément dans les abymes de la superficialité, et tout d'un coup est apparu le plan final, magnifique, un plan débordant de poésie comme j'en ai rarement vu, et dans lequel, la musique de Serra, entendue tant de fois et de manière si maladroite jusqu'alors, s'écoute comme si on l'entendait pour la première fois. Ce plan, à lui seul, a miraculeusement compensé tout le reste.
    15 avril 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré "On sait qu'on aime follement Miami Vice pour le regard de Gong Li sur Colin Farrell dans la scène de douche à Cuba."
    Énallage, quand tu nous tiens...
    15 avril 2012 Voir la discussion...
  • chamalobeb
    commentaire modéré Pour moi, la toute fin de Da Vinci Code sauve le film d'une platitude et d'un ennui fou. Quand Hanks déambule dans ce "beau Paris de lumières" pour finalement ce rendre au Louvre et se refaire toute l'énigme. Honnêtement, j'ai beau me faire chier devant ce film, je trouve que la fin vaut bien la peine de s'ennuyer pendant 2h.
    23 février 2014 Voir la discussion...
Des choses à dire ? Réagissez en laissant un commentaire...
Les derniers articles
On en parle...
Listes populaires
Télérama © 2007-2024 - Tous droits réservés - web1 
Conditions Générales de Vente et d'Utilisation - Confidentialité - Paramétrer les cookies - FAQ (Foire Aux Questions) - Mentions légales -