Trouble Jeu

"Black Mirror : Bandersnatch" sur Netflix, Big Data Is Watching You

Dossier | Par Joseph Boinay | Le 29 décembre 2018 à 22h20

Nous vous en parlions jeudi dernier : le nouvel épisode interactif de la série dystopique Black MirrorBandersnatch” a tout du futur phénomène de société : sur le même modèle que Stranger Things, autre tube de la plateforme, ce segment de l’anthologie britannique promène son spectateur au temps fantasmé d’OMD, du néon et de Pac-Man. A la différence près que cette fois-ci, ce ne sont plus les personnages, mais le spectateur qui tient le joystick. Sous ses atours funs et faussement cyniques, c’est indéniablement une réussite technique. Mais au service de qui et de quoi ?

L'âge de néon

1984. Stefan, un ado perturbé par la mort de sa mère, est invité à transformer “Bandersnatch”, un roman “dont vous êtes le héros”, en amas de pixels ludiques et possiblement lucratifs. Pour ceux qui n’ont pas batifolé dans les insouciantes années 1980, ce type de livre de poche était aussi populaire qu’inutile : à coup d’alternatives relativement lapidaires, on y décidait du chemin à prendre, chemin qui pour l’essentiel consistait à se rendre « page 56 au numéro 13 », mourir sèchement et recommencer inlassablement. Jusqu’à abandonner le bouquin à la poussière. Dans l’épisode qui nous intéresse, la mise en abyme est en ce sens immédiate : le spectateur, armé de son doigt ou de sa souris, est dès l’entame convié (ou plutôt forcé par un timer et une musique angoissante) à choisir entre deux paquets de céréales (dont on sait depuis La Jeune Fille de l’eau qu’ils sont les éléments essentiels d’une intrigue) ; il en sera ainsi jusqu’aux nombreux possibles génériques de fin, souvent funestes.

La liberté alors offerte est indéniablement grisante, l’ensemble étant techniquement imparable et d’une belle fluidité ; liberté d’autant plus étourdissante qu’elle conduit Stefan à progressivement perdre pied avec la réalité, comme l’auteur du livre avant lui. Tout le bestiaire de la paranoïa et du fantastique s’y bouscule à mesure qu’on s’y enfonce : cabalistique, pop-culture, hallucination, meurtre. Tout est passé à la moulinette du genre, tout est méta et diaboliquement immersif, à tel point qu'on se demanderait presque si ça ne serait pas nous, les tarés de l'histoire.

Joy(stick) Division

Très vite, l’apparente rêverie fait pourtant place à l’incrédulité et possiblement l’agacement, tant le spectateur est plus ou moins conscient de systématiquement faire les mauvais choix, jusqu’à devoir suivre les pointillés dessinés par le scénariste. Ironiquement, cet aspect fait corps avec le thème du libre-arbitre au coeur de l'épisode, contre lequel semble nous prémunir le scénario : quoique vous fassiez, vous êtes enchaînés et tout se vaut peu ou prou. Cette poétique du relativisme qui amuse un temps finit par contaminer le spectateur : si tous les choix sont aussi mauvais que bons, pourquoi s’intéresser à Bandersnatch plutôt qu’à autre chose ? Un peu orphelins devant la question, ne reste alors qu’à admirer le prodige du dispositif et jouir de l’expérience interactive, pas si inédite par ailleurs. Maigre butin si on repense à la paresse de l'intrigue… Mais alors, à qui profite le crime ?

Deep, deep learning

Il faut peut-être se pencher plus profondément sur les éléments au cœur de la mécanique de Bandersnatch et qui s’agglutinent comme dans une enquête de satisfaction : les questions. Peut-être nous prendra-t-on pour aussi tourmentés que Stefan, mais le sujet mérite de s’y intéresser. Il est ainsi demandé successivement et pêle-mêle : si on préfère les Sugar Puffs (Brecks) ou les Frosties (Kellogg's), si on est corporate ou plutôt indépendant, plutôt open space ou télétravail, si on craint l’autorité (du père) ou si on la défie, si notre goût va plutôt à la musique indépendante ou aux compils maintream, si on est introverti ou affable, si on a plutôt des tendances suicidaires ou meurtrières, si on a le goût du risque ou si on est plus timoré et pantouflard.

Quelques questions prises au hasard portant le masque du jeu et qui sont, si on n’y prend garde, en réalité extrêmement personnelles. L’utilisation du Big Data par Netflix n’est pas un scoop, c’est un outil historique pour améliorer son trafic et personnaliser son contenu. Mais ce que permet Bandersnatch est infiniment plus retors : quand on connaît la force de frappe du géant américain (Bird Box a par exemple été visionné par 45 millions d’utilisateurs en une semaine), on imagine assez facilement l'utilisation commerciale qui pourrait en être faite. Loin de nous l'idée de crier au complot ou de rejeter le marketing en bloc, mais lorsque une fiction n'est plus que le support d'une étude de marché, la passion en prend un coup.

Game Over

On sait que Charlie Brooker ne voulait pas de ce projet proposé par Carla Engelbrecht, directrice de l’innovation produit chez Netflix, avant de se raviser. On comprend bien l’intérêt que peut y trouver le géant de la SVOD ; c’était moins évident pour le créateur de Black Mirror. A y regarder de plus près, Brooker n’est pas tendre avec l’entreprise (ironiquement omnipotente dans l’épisode, jusqu’à englober le monde) et sans doute faut-il y voir une mise en garde contre l’empire Netflix. En ce sens, il n’est pas complètement fou de voir dans la figure du directeur cynique et faussement cool de Tuckersoft une petite tape à l’adresse de Reed Hastings, grand boss de l’Entertainment à la sauce Netflix.

Toujours est-il qu’aujourd’hui, plus qu’hier encore, ce dernier est capable de stocker pour lui-même et de vendre aux autres (au hasard Brecks ou Keyllogg’s) des méta-données psycho-comportementales d’une grande finesse, extrêmement profitables, et dans des proportions gargantuesques. Ce trouble jeu laisse un goût amer à celui qui s’y est laissé prendre… Et même si l’épisode peut sonner comme un avertissement contre cette mondialisation marchande, c’est bien Netflix qui en bénéficiera en fin de compte : comme disait ce bon vieux Vladimir Ilitch Oulianov, « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. »

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