On a vu les deux mon capitaine (Haddock)

Faut-il aller voir Tintin en VF ou en VO ?

Dossier | Par Hugues Derolez | Le 26 octobre 2011 à 15h16

Le Tintin de Spielberg est sur tous les écrans et, s'il ne fait aucun doute qu'il faut aller voir ce qui s'avère être l'une des expériences ciné les plus réjouissantes de l'année, une question demeure : faut-il voir Tintin en VO ou en VF ? J'ai vu les deux versions, je vais vous répondre !

Il est un choix de cinéphile qui doit se régler au plus tôt lorsqu'on se frotte à l'ardeur et à la grogne d'autres dévots du septième art : celui de n'accepter le cinéma que dans sa version originale la plus stricte, peu importe que le film soit serbe ou moldave, ou celui d'envisager aussi le cinéma comme étant malléable et soumis aux fluctuations des traductions plus ou moins malheureuses. Les premiers qualifieront les seconds de fainéants, eux-mêmes vilipendant leurs oppresseurs, les qualifiant de puristes, de snobs, ou d'autres sobriquets désagréables. Les deux oppositions ont des arguments. Pourtant, fait rare dans la cinéphilie moderne, un film particulièrement cristallise ce questionnement et pousse plus loin le débat : il s'agit bien entendu du Tintin de Steven Spielberg.

De l'impossibilité de la traduction

Depuis ma prime adolescence, où mon professeur de cinéma m'entraîna dans toutes ses pratiques bizarres, comme celle de rester jusqu'à la fin du générique d'un film, on me rabâche que les films s'apprécient uniquement dans leur version originale. Les arguments sont légion : apprécier la qualité de jeu d'acteur, le langage, donc le lexique, les subtilités d'accents, la qualité de l'écriture. Je n'ai jamais eu à y redire, au contraire, j'ai été par la suite moi-même prêcheur de cette bonne parole. Je découvrais la beauté de la langue thaï avec Apichatpong Weerasethakul, la beauté de l'accent et des expressions italiennes de la famille Soprano, une myriade de gags et de bons mots intraduisibles avec Will Ferrell. L'appréciation de la version originale faisait au fond partie de la même démarche curieuse qui me poussait à ne plus manger pour économiser mon argent et m'acheter des DVD lorsque j'avais quinze ans : découvrir le reste du monde sur mon écran.

Quand on prend l'habitude de la version originale on ne fait plus attention au principe même de traduction, et on refuse ardemment de voir un film traduit. Même la VO pourtant s'épure ; on glisse doucement des films sous-titrés aux films sous-titrés dans leur langue originale, voire sans sous-titres quand on maîtrise enfin la langue. L'anglais, dans mon cas, seulement. Oubliant à l'occasion les règles de grammaire les plus basiques, je retiens cependant parfaitement ce que le cinéma m'a appris : m'exprimer au choix comme un homie de Bedford Stuyvesant ou comme un nerd californien. Les expressions s'accumulent et participent bien sûr au décorum dépeint par un cinéaste. Quand Sharon Stone s'écrie « J'ai la baraka ! » dans Casino ou qu'un personnage français dans un film américain se voit transformé par la magie de la traduction en personnage allemand c'est tout un univers qui s'effondre en un instant.

Pourtant, et ce à tout âge, il existe une poignée de films que je regarde en version française. Comme ça, dès que j'en ai l'occasion, sans même me poser la question. Retour vers le futur en est l'exemple le plus important.

Une version toute personnelle

La voix de Marty McFly sera, pour moi, toujours celle de Luq Hamet. En plus de doubler Michael J. Fox dans la plupart de ses apparitions il apparaît également dans Le Boulet ou Le Placard, mais ça l'histoire ne le retiendra pas. Une voix, une façon de s'exprimer, mais un véritable effort de traduction également, qui au lieu d'écharper la version originale pour la faire rentrer coûte que coûte dans les standards de la langue française - comme on forcerait un carré à rentrer dans un rond - se permet l'audace de modifier le matériel original pour conserver l'esprit et non les mots. Ces phrases, ces gimmicks, qui ont un impact énorme dans un film en version originale, doivent être absolument conservés quand on tente de les traduire ou de les doubler. Cela devient moyen de reconnaissance, source et racines d'une culture cinématographique, qui exprime les premiers goûts et désirs que j'ai pu ressentir envers mon écran (la télévision - refuge personnel et douillet - participe de ce sentiment). En grandissant, ces moments sont rejoués, ces phrases répétées, et même si la pédanterie voudra qu'on ne s'abaisse plus à de si petites choses, on ne les oubliera jamais.

Cet amour pour le cinéma entamé au début des années 90, confirmé et devenue dévorant bien plus tard, tient du même émoi que je ressens en revoyant une image des premiers Monkey Island de Lucas Arts ou quand je réécoute Kriss Kross. Peu importe le temps qui a passé, c'est une replongée vers l'enfance, ma découverte de différents médiums, de plusieurs cultures populaires, dont les premiers signes sont d'autant plus précieux qu'ils ont conditionné mes attentes et mes obsessions actuelles. C'est le son, la voix dans ce qu'elle peut avoir de plus réconfortant, qui amène à se remémorer.

Le robot Johnny 5 de Short Circuit ou les tribulations capillaires de Vanilla Ice dans Cool as Ice ne me sont donc aujourd'hui accessibles qu'en langue française. Ces souvenirs qui s'effritent lentement dans ma mémoire sont modulés par leur découverte, et donc par leur support, leurs conditions de visionnage. Je n'échangerai pour rien au monde ma VHS usée par le temps de Gandahar ou de La Dernière croisade, enregistrée sur La Cinq probablement, même contre la trilogie du Seigneur des Anneaux en Blu-ray. C'est ce premier constat qui me donne envie de me lover dans la VF comme dans un film de famille : retrouver ma version du film, unique, entraînée dans la spirale de l'effacement qui est double, l'effacement de ma propre mémoire, et celui de la VHS que chaque utilisation dégrade un peu plus.

Nanars et joie de la langue française

Ne le cachons pas : par certains hasards co(s)miques, ou volonté de sabordage, certains films profitent franchement de leur version française. Cela est particulièrement le cas de Braindead, second film gore et potache de Peter Jackson, où Lionel et Paquita affrontent les zombies et les singes-rats en les fracassant joliment à coup de tondeuse à gazon. Par virtuosité ou par auto-dérision, Braindead fait partie de ces nanars extraordinaires, au sens où ils survolent leurs genres par une audace et un humour qui ne semble pas vieillir. Combien de fois nous-sommes nous moqués d'un téléfilm calamiteux, comme Dinocroc vs. Supergator pour ne citer que le dernier sur lequel je suis tombé, et surtout à cause de sa pénible VF ? L'équipe de doublage de Braindead a su désamorcer ce problème et utiliser la traduction comme une arme supplémentaire à l'attirail d'arguments bourrins et rédempteurs du film. Un exemple à suivre. Etrange coïncidence qui veut que ces souvenirs d'enfance et de langue française soient liés de près ou de loin à Peter Jackson ou aux films Amblin, la société de production de Steven Spielberg.

Tintin, et non Tinetine

Le cinéma m'a fait découvrir la beauté du verbe, qu'il soit turque ou anglais, mais également français. Alors que j'étais à peine en âge de lire, je ne m'embêtais pas encore à lire les sous-titrages des films mais je dévorais les romans d'aventure de Jules Verne ou les monologues interminables de Tintin, ma première rencontre importante avec la bande-dessinée. J'ai retenu des expressions, des idées sur la façon de raconter une histoire, et sûrement quelques clichés envers les asiatiques. Comme j'ai ma version unique de Gandahar, Steven Spielberg a sa version de Tintin, retravaillée par la traduction américaine et semble-t-il, une grosse part de censure. Je ne peux pas lui en vouloir, il a découvert le reporter intrépide à sa façon, selon ses conditions, et lui porte pourtant le même culte que moi. Alors qu'il découvre Tintin durant la promotion d'Indiana Jones, nous pouvons pourtant remarquer que sa version, fidèle dans son adaptation car pleine de liberté et d'audace, est celle d'un adulte aux goûts déjà sûrs et vivaces. L'action, la fugue, le mouvement, caractérise ce Tintin renouvelé, fonçant à vive allure à travers les paysages, bondissant d'un indice à l'autre. Bien loin des minuscules cases de mon enfance, bourrées de texte cinglant et explicatif ; mais comment faire autrement ?

Chaque adaptation possède une réserve de la part de son nouvel auteur, d'angoisse, mais aussi un laisser-aller obligatoire, permettant de transposer une histoire ancienne dans un nouveau cadre, une nouvelle époque, un nouveau médium. De ma (jeune) mémoire de cinéphile c'est pourtant la première fois que le débat autour de moi porte sur une question précise de l'adaptation : la traduction, le choix cornélien entre VO et VF, entre Thom(p)son et Dupondt, entre « tonnerre de Brest ! » et « ten thousands thundering thypoons ». Parce que dans Tintin il y a des signes reconnaissables entre tous, outre le pendule de Tryphon Tournesol ou encore la fameuse houppette brillante du jeune héros : ce sont ces marqueurs de langue et de lieux - Tintin a beau courir le monde il est profondément attaché à sa Belgique natale - des patronymes bien entendu, et quelques voix qui résonnent encore dans nos mémoires ; les voix délivrées par le si beau dessin-animé qui adaptait les aventures de Tintin dans les années 90.

Il faut entendre Tintin se faire appeler « tine-tine ! » ou le voir payer en pounds pour ressentir un inévitable petit pincement au coeur. Les apports de Tintin à la bande-dessinée et à la culture populaire sont innombrables : une géométrie de l'image pointilleuse, un sens de la narration hors du commun, mais surtout une devanture extraordinaire pour la culture belge et francophone. Tintin n'est plus le même sans sa langue maternelle, comme orphelin, ses longues tirades et réflexions partagées à haute-voix sont moins rythmées, moins dialoguées ; à l'image du Secret de la licorne de Spielberg, elles filent vers l'objectif, passant au travers des obstacles, oubliant de s'appesantir sur le mot, le bon mot, habile et bien placé, pourtant arme première du journaliste.

N'était-ce pas Alfred Hitchcock, lors de ses fameux entretiens avec François Truffaut, qui disait que si un bon doublage faisait perdre 10% au film, le préjudice d'un sous-titrage était de l'ordre de 15% ? Kubrick n'était-il pas également un fervent défenseur de la VF, empêchant selon lui le public de diluer son attention dans d'inutiles lectures ? Sergio Leone ne supervisait-il pas lui-même le doublage de ses films ?

Le problème semble insoluble, mon choix, lui, est néanmoins fait : version française ce sera. Voir Le Secret de la licorne ne m'a pas fait revivre le Tintin de mon enfance mais il m'a permis de découvrir celui de quelqu'un d'autre, digéré et travaillé par des questionnements qui ne sont pas les miens, mais tout aussi précieux. La version française m'a néanmoins permis de me rapprocher un peu de ce doux souvenir d'enfance, celui de voir Tintin s'évader de ses pages, qu'il me prenne par le bras et me dise « partons à l'aventure ».

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