Death Row, la suite

Into The Abyss : rencontre avec Werner Herzog

Rencontre | Par Louis Lepron | Le 24 octobre 2012 à 16h34

En 2012, Werner Herzog n'a rien perdu de sa prestance. Fort d'une quinzaine de films de fiction, d'une dizaine de documentaires et d'une solide réputation, le réalisateur allemand était de passage à Paris. Pas pour prendre des vacances, mais pour présenter son dernier documentaire : Into The Abyss. Nous l'avons rencontré à cette occasion.

A la fois dense, dur et cru, Into The Abyss décortique un fait divers survenu en octobre 2001, dans un petit patelin Texan : Conroe. De la bouche de Werner Herzog, l'histoire pourrait être résumée comme cela : « Deux jeunes hommes, Michael Perry et Jason Burkett, sont en quête d'une voiture à voler. Ils réalisent que Sandra Stotler est seule chez elle et que pour lui voler sa voiture, il serait plus rapide de la tuer. Donc ils la tuent. Puis, ils ont besoin d'une clé pour ouvrir le portail de la résidence. Il attendent le fils, Adam. Lui et son ami Jeremy finissent par arriver, ils les tuent. Ils n'ont pas de plan, peut-être rouler jusqu'en Californie. Deux jours après, la police les rattrape. ».

Résultat, trois morts et deux jeunes de 19 ans accusés et enfermés. Michael Perry, dans le couloir de la mort ; Jason Burkett en prison à perpétuité. Werner Herzog reprend alors le fil du fait divers et passe par tous les corps de la société, du prêtre jusqu'au policier pour en arriver aux proches des accusés et des familles victimes. Le temps, la misère sociale, la peine de mort comme couperet ou encore la société américaine sont les thèmes abordés par le film. Des thèmes sur lesquels je suis revenu avec Werner Herzog.

Lorsque je me place face à lui, le visage est placide, la voix est calme et sans emphase. Avant l'entretien, un seul conseil m'a été donné : ne pas évoquer Klaus Kinski, acteur à la fois muse et démon du cinéaste allemand. Un café à la main et une série de questions dans l'autre : l'interview peut commencer.

La création du film

Comment êtes-vous tombé sur ce fait divers ?

Ce n'est pas vraiment par hasard que j'en ai pris connaissance. Avant de commencer Into The Abyss, j'ai réalisé une série de quatre petits films, intitulés On Death Row, qui abordaient le thème de la peine de mort. Pour ce fait divers, cela allait au-delà même du seul sujet de la peine de mort : ce qui m'a marqué, c'est que les crimes n'avaient aucun sens. J'ai trouvé très dérangeant le nihilisme qui les entouraient. J'ai voulu en savoir plus.

Coté format, j'ai tout de suite senti que cela devait être plus qu'un téléfilm d'une heure ou une fiction pour le cinéma. Au regard de la complexité de l'histoire, il fallait que ce soit un documentaire. C'est pour cela que Into The Abyss connaît une sortie en salle.

Comment avez-vous préparé le tournage ? Avez-vous regardé des documentaires, des films traitant du sujet ?

Non, très peu, excepté The Thin Blue Line, même si le propos est différent de celui Into The Abyss, parce qu'il y a une fin heureuse. Ce documentaire raconte l'histoire de Randall Dale Adams, un condamné à mort accusé à tort. On comprend son innocence grâce au film. C'est donc le seul film que j'ai vu. D'ailleurs, je vois très peu de films : deux ou trois par an. Je préfère lire.

Pourquoi ?

Ça a toujours été comme ça. Je ne sais pas pourquoi.

Est-ce que vous avez eu des difficultés à produire le film ?

Ça a été très facile. J'ai tout de suite affirmé ne pas vouloir faire un film d'une heure pour la télévision. Les financiers ont été d'accord et ils m'ont laissé faire. A ce niveau là, j'ai eu beaucoup de chance.

C'était difficile de filmer avec une vitre blindée entre vous et vos interlocuteurs ?

J'ai réussi à m'y faire. C'est comme d'avoir accès aux détenus, ça fait partie du protocole : il fallait leur écrire par lettre, et ensuite attendre leur réponse pour avoir leur accord. Une fois je suis passé par un procureur qui m'a demandé de ne pas interroger un détenu car il pouvait dire "des choses stupides". Je lui ai répondu que si je n'y avais pas accès, le film ne se ferait pas. De toute façon, cela ne dépend jamais des procureurs.

La complexité des entretiens

Quelle était votre position quand vous avez questionné les détenus ou les familles des victimes ?

Je ne les ai pas questionné parce je ne suis pas un journaliste : je ne suis pas arrivé avec un catalogue de questions toutes préparées. C'était plus de l'ordre de la conversation et, comme dans tout échange improvisé, on ne sait pas ce qu'il allait se passer. Ce qui était sûr, notamment avant que j'aille dans les prisons, c'était que je devais trouver le ton très rapidement, une voix propice à faire parler les détenus sans forcément les mettre en confiance.

Comme est-ce que cela s'est déroulé avec Michael Perry, le principal accusé condamné à la peine capitale ?

Quand j'ai parlé a Michael Perry, lui qui était dans le couloir de la mort et qui allait mourir huit jours plus tard, j'ai essayé d'être franc, pas dans la pitié ou les larmes. Rien de tout ça. Je ne lui ai pas dit que tout allait bien se passer et que Dieu allait le pardonner.

Michael Perry, exécuté le 1er juillet 2011

Au début de la conversation, je lui ai déclaré que son enfance avait été compliquée. Mais dans la seconde, je lui ai précisé : « Ça ne veut pas dire que je vous aime. » A ce moment là, le destin de Into The Abyss était en suspension. En fonction de la réponse de Michael Perry, le film pouvait ou non voir le jour. Il a hoché la tête et on a commencé. Je suppose qu'il a aimé ma franchise.

Michael Perry a donc été la première personne que j'ai rencontrée pour le documentaire, parce que j'ai dû me dépêcher : comme je vous le disais, il allait mourir huit jours après l'entretien, soit le 1er juillet 2011. C'est lui qui a décidé, d'une certaine façon, si oui ou non Into The Abyss allait se faire.

Comment avez-vous établi le "casting", les personnes à interviewer ?

C'est une bonne question. Ils sont tous reliés de près ou de loin avec ces meurtres horribles. Il y a tout d'abord Jason Burkett, le complice de Michael Perry, jugé au cours d'un autre procès avec un tout autre jury. Il a échappé de peu à la peine capitale grâce à un témoignage de son père à la barre. Cela a bouleversé deux membres du jury qui lui ont sauvé la peau.

Jason Burkett, condamné à la perpétuité

Ensuite, il y a les familles des victimes. Il a fallu faire une sélection très rigoureuse du « casting », afin de trouver les bons interlocuteurs. Car au final, j'ai eu très peu d'heures de footages, pas plus de neuf ou dix heures en tout et pour tout. Et encore, comme pour Michael Perry, j'avais parfois des enregistrements en double vu que j'utilisais deux caméras : une rapprochée, l'autre pour avoir un plan large.

Pourquoi est-ce que vous n'avez pas voulu vous concentrer seulement sur les victimes ou les condamnés ?

Parce que mon objectif était de comprendre une complexité intrinsèque à ce fait divers. Il a fallu aller à l'épicentre de ces meurtres, et ne pas rester à la surface : en gros, ne pas remettre simplement en cause les États-Unis, pays où les armes sont en libre accès. C'est un critère oui, mais ce n'est pas le seul : il est juste la partie visible d'un iceberg mortifère. Le nombre de personnes enfermées dans les prisons américaines est dantesque et il y a une raison à cela.

Ça n'a pas été difficile de poser des questions aux familles des victimes, dix ans après le fait divers ?

Pas vraiment, parce que j'ai pris contact avec eux, par voix écrite, avant de venir les voir. Résultat, elles savaient ce qui les attendait. D'une certaine manière, elles m'ont fait confiance rapidement, car j'ai réussi à trouver le bon ton.

Le tournage dans les prisons

Est-ce que vous leur avez expliqué votre projet de documentaire ?

Je ne savais même pas ce que je voulais faire à l'époque ! J'ai leur ai simplement expliqué, même si elle n'étaient pas d'accord avec moi, que j'étais contre la peine de mort. Finalement, que ce soit avec les détenus ou les familles des victimes, les entretiens se sont bien déroulés. Même les directions des prisons m'ont accordé une liberté que peu de personnes auraient pu avoir.

Approcher un condamné à mort, quelques jours avant son exécution, n'est pas chose aisée. Aussi, ils m'ont autorisé à faire passer un micro à Michael Perry, ce qui est normalement interdit.

Finalement, ils vous ont laissé faire ce que vous vouliez...

Non, car si j'avais eu toute liberté, j'aurais été derrière cette vitre blindée et j'aurais posé mes questions sans limite de temps. J'aurais eu un contact décent. Mais vous êtes bien obligés d'accepter les consignes de sécurité. Par exemple, vous n'avez pas le droit de ramener de pièces de monnaies ou de l'argent. Pourquoi ? Parce que cela pourrait servir aux détenus pour du trafic de drogues, trafic de téléphone ou trafic de Dieu sait quoi. C'était vraiment très strict, mais j'ai eu ma petite part de liberté.

Les crimes : un nihilisme rampant

Qu'est ce que vous pensez de ce crime ?

Il n'a aucun sens. C'est un crime idiot, impossible à comprendre et personne ne pourra jamais l'expliquer. On est face a un véritable scénario dans lequel on plongerait comme dans un cauchemar. Parfois, on peut voir des films qui n'ont pas de sens. Mais on ne s'attend pas à ce que cela se produise dans la réalité. Et c'est là qu'on peut regarder dans les profondeurs de l'âme humaine. Beaucoup de mes films ont essayé de regarder à travers l'âme humaine. Into The Abyss en fait partie.

A côté de l'aspect sombre et pessimiste de votre film, il y a aussi une partie lumineuse, une partie qui donne de l'espoir...

Oui, il y a par exemple ce type qui se prend un tournevis en dessous de l'épaule mais décide de ne pas répondre. C'est une des figures héroïques de Into The Abyss : il est analphabète, se fait agresser jusqu'à son poumon, a un couteau à portée de main mais ne fait rien. Il pense a ses enfants, il veut les voir le soir même.

C'est une personne admirable, tout comme Fred Allen, l'ancien capitaine de la « Tie Down Team », l'équipe qui s'occupe d'attacher les condamnés à mort à la table d'exécution. Alors qu'il était pour la peine de mort, subitement, il entre dans une dépression qui va le paralyser. Il perd sa pension, sa retraite mais revit : il n'a plus aucun lien avec la peine capitale.

L'Amérique, ça voulait dire...

Delbert Burkett, le père de Jason Burkett, intervient lui aussi dans Into The Abyss. Comme son fils, il est en prison et risque d'y rester longtemps.

Il est déconnecté du temps, il ne sait plus faire la différence entre les décennies, les mois et les années. Tout est embrouillé. C'est pour cela qu'à un moment, il m'affirme qu'il pourrait sortir de prison en 1941. Je lui fait alors remarquer que ce sera en 2041, pas en 1941. C'est à la fois fascinant et terrible de voir comment des personnes peuvent avoir une perception différente du temps passé et du temps à venir. Il est en tout cas très peu probable qu'un homme comme Delbert Burkett soit un jour relâché.

Il vient d'ailleurs à la barre, et défend son fils Jason.

Oui. Et je suis convaincu qu'en venant à la cour et en faisant comprendre au jury que Jason n'a pas eu de chance dans la vie, avec lui qui était un père toxicomane, cela a changé la décision finale du procès. Jason a évité la peine de mort grâce à cette intervention crédible. Car deux membres jurys ont voté contre la peine capitale. C'est dur de voir une égalité face à la justice quand on sait que Michael Perry n'avait pas de parents. Et c'est encore plus dur de parler de justice lorsque la peine de mort existe.

Pourquoi avoir réalisé Into The Abyss ?

Pour essayer de regarder profondément dans les abysses de l'âme humaine. C'est peut-être prétentieux, mais c'est ce que j'essaie de faire, comme quand j'ai fait Au pays du silence et de l'obscurité, pour chercher ce qui nous constitue. Pas expliquer, mais regarder.

Vous donnez une image très sombre de l'Amérique.

Le problème, c'est que ce genre de situations n'est pas propre à l'Amérique, elle peut se produire dans toutes les civilisations technologiques, que ce soit en France, au Japon ou aux États-Unis. Je pense qu'il y a un vide nihiliste au centre de ces civilisations, et ce vide est en train de s'agrandir. Ce n'est pas le fait de la petite ville de Conroe ou d'une autre ville aux États-Unis : c'est un phénomène qui peut être généralisé.

Il n'y a pas de liens avec la tuerie d'Aurora. Il faut faire une distinction car il s'agissait d'une paranoïa, une paranoïa qui peut être facilement armée. En France, il est aussi facile de créer une bombe grâce à Internet. C'est effrayant quand il y a des coeurs vides et des armes qui parlent.

Mais tout n'est pas sombre pour autant...

Le film a aussi une face humoristique. La personne analphabète, par exemple, a un tatouage de sa copine Baley. Je lui demande alors : « Et qu'est ce qui arrivera à votre tatouage quand vous ne serez plus ensemble ? ». Il m'a alors répondu « J'ajouterai « sucks » à côté de "Baley" ».

Il y a une énergie de la vie dans Into The Abyss, d'où le titre de la partie finale : « L'urgence de la vie ». C'est à propos de la femme de Jason Burkett, Melyssa Burkett. Elle attend un enfant d'un prisonnier qu'elle n'a jamais pu toucher parce qu'une vitre blindée les sépare. A peine se sont-ils caressés la main.

J'ai donc demandé à Melyssa, comme il existe des trafics de l'extérieur vers l'intérieur, s'il pouvait y avoir un trafic dans l'autre sens. Là, elle était génée et elle ne m'a pas répondu pas. Cela s'est déroulée de cette manière : une véritable contrebande d'enfants. Et pourtant, il y a cette prison qui est un véritable mur. Mais cela ne les empêche pas d'avoir un enfant.

Into The Abyss sort le 23 octobre en France, à quelques jours de l'élection présidentielle américaine.

C'est une coïncidente technique, une anomalie statistique.

Pour autant, que pensez-vous de cette élection et du débat sur les armes ?

Le port d'arme est un sujet très problématique aux États-Unis : durant la campagne, ni Barack Obama ni Mitt Romney ne l'ont abordé. Cela pourrait prendre un siècle avant qu'il y ait un changement.

Et il y a toute cette idée d'avoir des citoyens qui sont encouragés à prendre les armes et à se défendre de le gouvernement, à être suspicieux enver stout. Aujourd'hui, ça n'a plus le même sens qu'au temps de la fondation des États-Unis. C'est une chose dangereuse. Et ce vide nihiliste associé à des coeurs vides et la stupidité des armes peut être une chose dangereuse. Effectivement, l'élection présidentielle américaine peut paraître très étrange depuis la France parce qu'il n'y a pas d'argumentation politique. Je suis toujours mystifié.

Même après l'exécution de Troy Davis, personne n'a évoqué le sujet de la peine capitale...

Ils ne parlent pas de la peine de mort. Parce que si un candidat en parle, ils perdraient directement 5% de son électorat. C'est un fait et nous devons en prendre conscience.

La référence à l'histoire de l'Allemagne

Faites-vous un lien entre Bad Lieutenant et Into The Abyss ?

Il faut faire attention mais oui, il y a un lien, quelque chose de très américain. Je suis fasciné par eux, entre Grizzly Man et Bad Lieutenant. Aux États-Unis il y a une manière particulière de percevoir la nature. Comme si Walt Disney dictait sa manière d'appréhender l'environnement, d'une manière catastrophique.

Vous faites régulièrement un lien entre la peine de mort et l'Allemagne nazie.

Je n'ai pas un argumentaire philosophique ou religieux. Des gens peuvent le faire, moi non. Mon seul argument est une histoire : celle de l'Allemagne nazie, dans ces temps de barbaries, de morts systématiques, de meurtres, d'une bureaucratie sans merci et d'une extermination qui a conduit six millions de juifs à la mort. C'est mon histoire, c'est la fin de mon histoire. En tant qu'Allemand, il est simple pour moi d'affirmer qu'un État ne doit jamais avoir la possibilité de tuer, pour quelques raisons que ce soit, une personne. C'est aussi simple que cela.

Photos : © Louis Lepron

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