Dire qu'il trouvait le 70 mm trop petit pour lui...

Martin Scorsese a-t-il passé sa vie à tourner dans des couloirs ?

Dossier | Par Chris Beney | Le 14 octobre 2015 à 11h20

Exposition à la Cinémathèque française et intégrale jusqu'au 14 février 2016, Prix Lumière pour l’ensemble de son œuvre à Lyon, ressortie de ses films, multi-programmations à la télé, ouvrages, station du métro parisien aux couleurs du maître : ce n’est plus un hommage, c’est de l’idolâtrie. Réalisateur depuis près de 50 ans, cinéphile soucieux de conserver et de perpétuer les legs de ses prédécesseurs, Martin Scorsese est le cinéaste des italo-américains, de New York, de tous les types de familles, et de la souffrance christique. Et vous savez quoi ? Tout ça était déjà là quand il était petit et qu'il tournait en rond dans son appartement.

« C’est la 1ère fois que je vois l’exposition et c’est à Paris. Je ne m’attendais pas à y trouver autant d’objets personnels, je me demandais où ils étaient passés ! Il y a même la table à manger de mes parents! De Niro, Cassavetes, Peter Falk, Coppola, Sergio Leone, Elio Petri ont mangé à cette table. C’est très émouvant de voir tout ça ». Martin Scorsese le revendique : comme il le déclare aux journalistes venus à sa rencontre, il a visité l’exposition que lui consacre la Cinémathèque comme on redécouvre la maison de son enfance, en s’étonnant d’y retrouver des effets personnels qu'on croyait ne plus jamais revoir. Ces objets, c’est pourtant Scorsese en personne qui les a réunis. La Deutsche Kinemathek, instigatrice de l’événement, est d’abord entrée en contact avec le cinéaste pour lui extorquer ses storyboards, afin de monter en 2013 une expo plus générale sur cette thématique. Elle s’adresse à la bonne personne : Scorsese storyboarde tout, tout le temps et depuis toujours, avec une qualité graphique toute relative, mais l’essentiel est ailleurs. « J’utiliser un crayon noir à mine grasse, parce que le glissement de la mine sur le papier me donne la sensation du mouvement de la scène » détaille le cinéaste. « C’est pour ça qu’au moment du tournage, j’ai besoin d’avoir le dessin original sous les yeux et pas une photocopie ». Le réalisateur de Taxi Driver, dont la scène finale est storyboardée dans l’expo, est un si bon client que la Cinémathèque allemande laisse tomber sa première idée pour se concentrer sur lui, sur sa vie, son œuvre.

Pour la peine, l’intéressé décroche un grand nombre de cadres des murs de son bureau new-yorkais : beaucoup de photos de famille, ses grands-parents, son frère, ses parents, Catherine et Charles, que le fils prodigue filme pour son documentaire Italianamerican en 1974. Tout est désormais ici, à la Cinémathèque française, pour satisfaire notre fétichisme certes, mais aussi parce que le cinéma de Scorsese vient de là. Du 253 Elizabeth Street, 3ème étage, « du côté pas très lumineux de la rue, raconte Scorsese, ce qui explique la médiocrité des photographies que je faisais petit », dans le quartier de Little Italy qui sert de décor à Who’s That Knocking At My Door ?, son premier long-métrage. La famille, la communauté italo-américaine, la rue, la religion : les grandes thématiques de l’œuvre de Scorsese sont présentes, à l’état embryonnaire.

Sur une photographie de Ferdinando Scianna, portraitiste du réalisateur, on voit le téléviseur de la famille Scorsese. Il y a un grand miroir derrière celui-ci, et on imagine parents et enfants se voir dedans en train de regarder le petit écran, comme si leur seul reflet était déjà une image de cinéma, enveloppant la petite lucarne. Le cliché a été pris en 1996, ce n’est plus l’appartement où a grandi le petit Marty puisque Catherine et Charles ont déménagé entre-temps, mais faisons semblant de ne pas le savoir et disons-nous que l’ancien logement était pareil... Toujours pas de bibliothèque par contre, ça n’a pas changé. « On n’avait pas l’habitude de lire dans la famille » se souvient Martin Scorsese. « On faisait beaucoup de storytelling, à raconter des histoires dont on ne savait pas si elle étaient vraies ou fausses. Il y avait toujours des conversations et de la musique en fond sonore. Mon père avait de nombreux 78 tours, du swing, du big band, Django Reinhardt, des morceaux qui produisaient des mouvements et que j’ai ensuite toujours associés à des événements très particuliers ». On se demande si la scénographie de l’expo, articulée autour de thématiques, n’aurait pas dû reconstituer l’appartement de Marty.

« Tu fais ce que tu veux, tant que tu mets de la nudité tous les quarts d'heure »

Dans la cuisine, la séquence inaugurale de Who’s That Knocking At My Door ? où la mamma prépare le pain de viande au cours d’un rituel quasi-religieux, ou alors la discussion entre Catherine Scorsese, quasiment dans son propre rôle, et Joe Pesci (Les Affranchis). On passerait dans la salle à manger sur fond de Then He Kissed Me des Crystals en suivant Henry et Karen qui prennent place au terme du plan-séquence virtuose – ça n’existe pas des plans-séquences autres que virtuoses chez Scorsese – des Affranchis. Dans la chambre, un crucifix accroché au-dessus du lit sur lequel viendraient se superposer, en surimpression, tous les bras en croix, ceux de Willem Dafoe (La Dernière tentation du Christ), de Harvey Keitel (Who’s That Knocking At My Door ?) et de David Carradine dans Bertha Boxcar.

L’expo signale que Roger Corman, producteur de Bertha Boxcar, avait laissé carte blanche au jeune Scorsese pour mettre le scénario à sa sauce, à condition qu’on voit de la nudité toutes les quinze minutes. A côté du Christ en croix, une affiche des Vitelloni ferait bien, à côté de celle dessinée par Marty, à l’âge de dix ans, The Eternal City. « C’est le fruit de ma fascination de l’époque pour films sur l’Antiquité, les péplums et Rome » annonce Scorsese. Le poster, en bonne place dans l’expo, imaginé par le petit Martin, du plus grand film du monde, par le plus grand cinéaste du monde – lui-même – avec un casting de stars. « Réalisé et produit par Martin Scorsese, dans cet ordre, sur le modèle de Howard Hawks qui était crédité ainsi. Un film en MarScoColor et en 75 mm, parce que le 70 mm n’était pas encore assez grand pour moi. Alors que j’ai passé ma vie à tourner dans des couloirs ! ».

« A Tombeau ouvert va être comparé à Taxi Driver, il faut anticiper cette comparaison »

Il faudrait des couloirs alors – avec la Palme d’Or reçue en 1976 pour Taxi Driver, posée sur un guéridon ? – puis trouver une fenêtre et s’accrocher à une échelle extérieure où patienteraient le Griffin Dunne d’After Hours ou le Nicolas Cage de A Tombeau ouvert. On pourrait monter sur le toit de l’immeuble, sûr qu’il s'y passerait quelque chose. L’expo rappelle ainsi qu’au moment de tourner la séquence du mariage entre Jake « You Fuck My Wife ?! » La Motta et Vickie, Martin Scorsese est fiévreux. Il fait donc appel à son père et à ce qu’il se rappelle de son propre mariage, en 1933, pour créer la scène.

A cette configuration imaginaire, les créateurs de l’expo ont préféré une maquette de New York, afin de déterminer la cartographie scorsesienne de la ville (les immeubles et quartiers sont reliés par des fils aux moniteurs, disposés autour, montrant les extraits des films). Parce que New York, infidèle à Woody Allen, c’est Martin Scorsese (et vice-versa), lui qui en a exploré les fondations avec Gangs of New York, la splendeur suspecte dans Le Temps de l’innocence, la nuit crasse dans Taxi Driver et A Tombeau ouvert, deux films créés avec le même scénariste, Paul Schrader. Une lettre de ce dernier avertit : « A Tombeau ouvert va être, sans aucun doute, comparé à Taxi Driver, il est donc plus sage d’anticiper cette comparaison » écrit Schrader. « Il y a y une espérance dans Tombeau qui n’est pas dans Taxi Driver, la fin est touchante et plutôt douce. Les plus de vingt années entre les deux films nous permettent d’avoir le luxe de l’affirmer ».

Des lettres, il y en a. De collaborateurs : la plus croustillante recense l’avis d’un détenu, John Hill, a qui il a été demandé de vérifier la vraisemblance de la scène de viol du scénario des Nerfs à vif, et qui se dit «impressionné par le sang-froid de Max Caddy (Robert De Niro dans le film) » mais « étonné que celui-ci passe à l’acte sans s’assurer auparavant qu’il pourra rester maître de la situation ». Des lettres de confrères : Resnais, Godard, Bresson (attention, ce dernier répond à Scorsese qui lui a envoyé un télégramme pour son anniversaire ; c’est Martin qui est fan de Robert, pas le contraire). Des correspondances et des documents de travail : les fresques peintes de Dante Ferreti, les croquis des costumières Sandy Powell et Gabrielle Pescucci, le tableau de montage de Hugo Cabret dressé par la partenaire de longue date, Thelma Schoonmaker, à qui il donna pour consigne de s’inspirer du montage de la scène de la douche de Psychose pour faire celui du combat entre La Motta et Sugar Ray à la fin de Raging Bull. Des images de fans prestigieux : Warhol, Basquiat, Bart Simpson. Dans la chambre de son appartement sombre au 3ème étage, le petit Marty en avait anticipé des choses, mais sûrement pas le fait de devenir un jour l’idole d’un personnage tout jaune de dessin-animé.

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4 commentaires
  • Scronchh
    commentaire modéré C'est énorme je ne peux pas rater cette expo !
    14 octobre 2015 Voir la discussion...
  • ReznikAlabama
    commentaire modéré @Scronchh J'ai eu la chance de la voir en passant le weekend à Paris malgré sa durée un peu courte, je la recommande vivement à tout amateur de Scorsese (et du cinéma de manière générale !)
    22 octobre 2015 Voir la discussion...
  • Scronchh
    commentaire modéré @ReznikAlabama J'y vais dimanche il me tarde trop :)
    22 octobre 2015 Voir la discussion...
  • YLS
    commentaire modéré @ChrisBeney : j'aime beaucoup ta scéno imaginaire de l'expo ;) J'aurais bien aimé que celle de la Cinémathèque soit un peu plus inventive que ces panneaux labyrinthiques pas très inspirants, mais c'était malgré tout un hommage complet et passionnant.
    7 mars 2016 Voir la discussion...
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