The Moon is rising and shining

Moonrise Kingdom : une relecture de Shining par Wes Anderson ?

Dossier | Par Joseph Boinay | Le 21 novembre 2012 à 18h58

Lors du dernier Festival de Cannes, un documentaire sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs se livrait au décryptage obsessionnel des innombrables mystères du Shining de Stanley Kubrick. Ce même festival s'était ouvert sur Moonrise Kingdom, le magnifique film de Wes Anderson qui s'est depuis confortablement installé en tête du top film 2012. Ainsi présentés côte à côte : Shining et Moonrise Kingdom n'avaient alors pas révélé leur étonnante parenté. Et pourtant...

Pourtant le film de Wes Anderson est intimement lié à Shining (et, de manière plus générale, à l'oeuvre de Kubrick). Cela pourra étonner l'admirateur de l'un ou l'autre film, et plus probablement des deux. D'un côté une historiette amoureuse dans un camp scout et de l'autre un chef-d'oeuvre horrifique dans un chalet isolé... quel est le rapport ? Nous allons le voir.

A l'esthétique maniérée et acidulée de Wes Anderson, les couleurs froides et passées de Kubrick, aux scénettes pédagogiques et enfantines de Benjamin Britten, les liturgies mortuaires de Rachel Elkind. Au petit cadre bucolique et estival de l'Île Prudence, le vertige des grands espaces glacés du Colorado. Oui, mais?

Cartographie des mises en scène

Lorsqu'on l'interroge sur ses influences, Wes Anderson ne fait pas mystère de son admiration pour Stanley Kubrick. Symétrie obsessionnelle, zooms intensément dramatiques, travellings méthodiques, attention clinique aux détails et au contexte dans lequel les oeuvres s'inscrivent, caractère baroque du cadre.

N'en jetez plus !

Très vite pourtant, Wes feint d'oublier toute référence consciente au maestro pour se plonger dans la construction de son film et en effet, pour beaucoup, la comparaison semble s'arrêter aux quelques manifestations formelles citées plus haut.

Mais qu'en est-il plus spécifiquement de Moonrise Kingdom ?

Pour commencer, évoquons ce qui paraît fonder les différences de nature entre le cinéma de Wes Anderson et celui de Stanley Kubrick. Tout le monde s'accorde à attribuer aux deux réalisateurs une même passion d'entomologiste dans leur représentation d'un monde, qui chez Kubrick serait aussi une représentation du monde. On reproche toutefois à Wes Anderson - sans doute hâtivement - de s'attacher à une forme de préciosité stylistique un peu chic, à première vue plus décorative que réellement induite, quand chez Kubrick est louée cette faculté de toujours faire émaner, dans l'image elle-même, une forme de vérité, dont la frontalité s'opposerait au « décorum Andersonien ».

Jeux d'enfants

En somme, il s'agirait d'opposer une forme de sincérité du plan à un ornementalisme factice. Certains vont même plus loin en évoquant une forme d'atonie du cinéma de Wes Anderson, dont l'esthétique trop affectée se refuserait à ce point au pathos, qu'elle indiquerait, au mieux, une neurasthénie maladive (c'est vrai qu'il a un peu une tête d'endive). Cependant, il y aurait chez lui un réel traitement de l'intime, une tendresse sincère dirigée vers cet individu empêtré dans le goudron familial, cet univers clos du groupe (matérialisé ici par des habitats en forme de maison de poupée), là où Kubrick disposerait ses personnages-concept au service d'une démonstration, ou en tout cas comme évocation ici d'une sociologie, là d'une métaphysique. Il ne semble pas qu'il y ait chez Kubrick un attachement pour un personnage en particulier, mais à ce qu'il peut manifester en tant qu'être et/ou par rapport à un tout. C'est presque tout le contraire chez Anderson où l'attachement à un personnage dans ce qu'il a de singulier, de différent, semble primordial et authentique.

L'enfant est un pont

C'est peut-être, précisément, dans la manière qu'à Shining de confronter l'enfant à l'implosion de sa propre famille que Wes Anderson peut construire un pont solidement arrimé entre son oeuvre et son admiration pour Kubrick.

Car Moonrise Kingdom n'est que ça : deux enfants dont la cellule familiale est soit définitivement perdue (Sam est orphelin baladé de famille d'adoption en famille d'adoption) soit fortement érodée (le couple que forment les parents de Susy n'est plus que l'ombre de lui-même - la mère a d'ailleurs une liaison). Du côté de Wes toutefois, il est question, pour ces enfants, de fuir une parentalité en perdition afin d'en recréer une nouvelle, libérée du morcellement. Cet aspect est absent du travail de Kubrick, qui préfère se centrer, à première vue, sur l'affaissement de père en lui-même.

Comment Wes Anderson parvient-il alors à manifester cette parenté entre Shining et Moonrise Kingdom ?

Il s'agit d'abord de lier son travail sur l'individu en groupe à la symétrie Kubrickienne, symétrie synonyme de dualisme. Cette première gageure n'en est pas une, tant il distille partout cette tension des contraires. Pour en traiter, Wes Anderson s'amuse à pasticher de nombreuses scènes de cinéma habituellement réservées aux adultes et dans lesquelles se moulent ses jeunes personnages avec une sincérité touchante. Ils y développent un langage stéréotypé, singeant des comportements matures, à se demander parfois, si il n'y aurait pas, caché, un petit enfant vivant dans leur bouche, ou qui sait, une Lolita.

Moi, je m'appelle Lolita

Evidemment, cette dualité fonde aussi leur singularité et ne manque pas de créer des tensions, évoquées par une longue séquence récapitulative, où les cas d'inadaptation au groupe (ou à la société) sont partagés par nos deux protagonistes.

A l'instar de Full Metal Jacket, cette séquence montre comment cette singularité cherche à être réprimée par le groupe

Mais ce qui ressemble au premier abord à de simples clins-d'oeil, de petites références anecdotiques, se révèle être un véritable pont narratif et esthétique, comme le démontre à la fois l'intrigue et les plans :

Des familles isolées, sans autre communication avec le monde extérieur que la radio,

Do you copy?

Sur le territoire d'indiens disparus?

Au bord de la rupture,

S'apprêtant à affronter une tempête?

La digue cède. Les deux films s'attachent alors à organiser la chasse des éléments considérés comme perturbateurs pour le groupe.

Il faut éliminer l'enfant, fruit de leurs entrailles

Dans Shining, dès lors que la rupture est consommée, la réprobation se reporte sur l'enfant, qui finit par symboliser le fruit résiduel de la monstruosité de l'union et qu'il convient de supprimer. Cette singularité fait l'objet du même rejet par le groupe.

Partie de chasse / Partie de campagne

 

Tortu(r)e Géniale

La comparaison s'arrête peut-être ici.

Il y a chez Kubrick l'aspect clos de la figure géométrique, même si son oeuvre est traversée de plusieurs vents contraires (signe de vitalité de tout chef-d'oeuvre qui se respecte). Shining s'attache davantage à creuser le sillon labyrinthique de la folie paternelle. Dans Lolita, c'est l'aspect circulaire d'une toupie tournant sur son axe. La réaction d'Humbert Humbert face à la femme enfant le pousse d'abord à tuer, puis à partir à la recherche de son propre crime, à l'infini. Le regard de Wes Anderson est tout autre. Moonrise Kingdom s'attache davantage à ces petites personnes à l'apparence fragile. Son regard est bienveillant sur ce trouble adolescent qui, pour quelque perturbant qu'il soit, reste une belle aventure à vivre.

Si quelque chose meurt à la fin de cette aventure, c'est probablement l'adolescence. A propos de son film Kubrick avait déclaré : « Shining est un film optimiste. C'est une histoire de fantômes. Tout ce qu'il dit c'est qu'il y a une vie après la mort, c'est optimiste. »

Bonne nouvelle, il y a donc une vie après l'adolescence.

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