« C'est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre. »

Restless : Gus Van Sant et les jeunes, une valse à trois temps

Dossier | Par Raphaël Clairefond | Le 22 septembre 2011 à 12h23

Hier est sorti Restless, nouvel opus de Gus Van Sant, une romance adolescente entre l'orphelin Enoch (Henry Hopper) et la belle Annabel (Mia Wasikowska), à qui il ne reste que trois mois à vivre.

Sous ses airs de love story sirupeuse, cette commande de Bryce Dallas Howard, (l'actrice, improvisée productrice pour l'occasion), cache une sensibilité légère et attachante. Dans ce film moins personnel en apparence, Gus Van Sant continue pourtant à travailler ce qui lui tient à coeur : l'adolescence et ses fantômes, l'âge des premières fois. « L'adolescence n'est pas seulement une période importante de la vie, mais c'est la seule période où l'on puisse parler de vie au plein sens du terme. ». Les ados du cinéaste ont beau être obsédés par la mort, ce n'est pas lui qui songerait à contester ces mots de Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte.

Du noir et blanc agité de Mala Noche aux couleurs chaudes et douces de Restless, des jeunes marginaux aux adolescents romantiques, le cinéaste anticonformiste qui filmait Allen Ginsberg à ses débuts s'est-il mué en vulgaire tâcheron signant des bluettes sans âme pour les grands studios ? Est-ce-qu'il y aurait un Docteur Gus, l'auteur de chefs d'oeuvre consacré par la palme d'Elephant, et un Mister Van Sant adulé par le grand public qui a porté Will Hunting aux nues ? La réponse bien entendue est non. Mais soyons honnête, il est très tentant de partager ainsi sa filmographie, en triant le bon grain de l'ivraie, entre les films de facture classique, plein de bons sentiments, et les autres, ses films « d'auteur », plus ambitieux, plus arides, plus contemplatifs, bref ces films dont on dit toujours avec beaucoup de guillemets qu'ils font « avancer le cinéma », comme si le cinéma allait quelque part.

Mais peut-on distinguer quelques critères objectifs caractéristiques de chacune de ces deux veines ? Sans doute sauf que les choses ne sont jamais si simples. Si on met de côté ses films « d'adultes », pour aller vite (Prête à tout, Psycho, Harvey Milk?) il y aurait encore trois sillons à explorer.

L'âge de la transgression

Dans sa première période traitant de la jeunesse (Mala Noche, Drugstore Cowboy, My Own private Idaho, Even Cowgirls get the blues), Gus Van Sant comme bien d'autres réalisateurs avant lui (on songe à Scorsese, notamment), commence par filmer de jeunes rebelles (homosexuels, drogués, immigrés, petites frappes?) qui opèrent à la marge en narguant les conventions sociales.


Débarqué du train extrait de Mala Noche

Le rythme est volontiers enlevé, et l'intrigue imprévisible, mais rien ne vient véritablement entraver une certaine linéarité dramaturgique. Entre road-trip et célébration des bas-fonds de l'Amérique, Gus Van Sant se fait le digne héritier de Kerouac et ses clochards célestes. L'aura underground et légèrement transgressive de ces débuts lui assure une certaine notoriété. Et puis déjà, en filmant Matt Dillon et River Phoenix au sommet de leur art et de leur classe, on devine chez lui une attirance qui ne le quittera plus pour ces anges terribles et séduisants, à l'innocence perdue d'avance, échouant à retrouver leur paradis perdu.

L'âge de l'errance

Dans sa « tétralogie » métaphysique (Gerry, Elephant, Last Days, Paranoid Park), on retrouvera les célèbres plans de nuages de My Own private Idaho, comme une réminiscence nostalgique, mais ses récits se construisent désormais sur le mode de l'errance solitaire. L'esprit de bande a implosé et le mal-être des jeunes héros est mis en sourdine. Gus Van Sant part d'un fait-divers, c'est-à-dire de la matière d'un thriller classique, pour filmer au steadycam les trajets sinueux qui mènent à la mort et à son acceptation. La caméra colle aux baskets des personnages, à la manière de Bela Tarr.

L'intensité dramatique ne passe plus par l'action mais par la vision élégiaque et contemplative d'une history of violence. Les plans durent, les séquences se rejouent en boucles, le son se déconnecte de l'image, les bruits de la ville et de la nature se mêlent aux nappes électro et les ralentis saisissent les corps isolés dans un univers inquiétant. Surtout, chaque film a beau se donner du mal pour élaborer les pistes d'interprétation permettant de saisir les motivations des personnages, les racines de l'événement, aucune ne sera pleinement satisfaisante. Comme dans la « trilogie de la glaciation » [1] de Michael Haneke, la démultiplication des interprétations psychologiques, sociologiques ou médiatiques ne suffisent pas à éclaircir le mystère originel.

L'âge des rencontres

Une troisième veine adolescente serait constituée par ses films « Hollywoodiens » (Will Hunting, A la Rencontre de Forrester, Restless) dont il ne signe pas les scénarios. Elle se caractériserait par un découpage classique et une trame linéaire qui fait la part belle aux séquences dialoguées. Leur forme se rapproche davantage du récit d'apprentissage. Chaque fois un jeune homme apprend à devenir adulte, à trouver sa place, à être en paix avec lui-même au contact d'un personnage plus mature et plus sage que lui (le prof Lambeau dans Will Hunting, l'écrivain Forrester, le kamikaze japonais pour Restless). La leçon de vie simpliste et un poil moralisante n'est jamais loin.


Le pouvoir de l'expérience extrait de Will Hunting

Rares sont les grands cinéastes qui affichent une filmographie aussi hétérogène, mais la politique des auteurs est passée par là, et Restless s'est retrouvé à Cannes cette année (Un Certain Regard), sans que cela ne choque personne. Portland, l'adolescence, la mort, un rapport compliqué à la société et à ses règles? D'un film à l'autre, les obsessions thématiques du cinéaste demeurent suffisamment prégnantes pour que personne ne remette en question son droit à ne pas se figer dans un style, une marque de fabrique.

Restless ou le temps d'aimer et le temps de mourir

Évoquant la genèse du projet, Gus Van Sant affirme qu'il trouvait le scénario de Jason Lew parfait, qu'il n'y avait rien à toucher et qu'il s'était logiquement mis à son service. Est-ce à dire qu'il y aurait des films pour lesquels le fond doit primer sur la forme ? Evidemment non. La mise en scène découle de l'histoire, elle fait corps avec elle. Mais il est vrai que partant de là, le film fait figure de modèle un peu trop appliqué. La voix susurrée de Sufjan Stevens dit la tristesse insondable d'Enoch, qui ne parvient pas à faire le deuil de ses parents. Chaque plan du film arbore des teintes sépia et une lumière scintillante qui font de Restless un conte d'automne intemporel. L'automne, c'est la saison d'Halloween, donc des fantômes et du fantasme enfantin de la mort. C'est l'occasion pour le jeune homme de peindre deux croix noires sur ses yeux de biche. L'automne, c'est la saison bâtarde entre l'été et l'hiver, entre l'enfance et l'âge adulte, entre la vie et la mort, entre la légèreté gracile de Mia Wasikowska et l'humeur sombre d'Henry Hopper. Si on se fie à l'âpre chanson de Nico qui clôt le film, l'automne, c'est the fairest of the seasons.

Le jeune homme est donc hanté, comme les héros de sa tétralogie, et c'est en se confrontant à la mort qu'il éprouve les potentialités et les limites de l'existence.


Une douche salvatrice extrait de Paranoid Park

Dans Paranoid Park, le poids de la culpabilité de l'adolescent meurtrier était contrebalancé par une mise en scène subjective et aérienne et une bande-son hypnotique opérant un décollage du réel. Les ralentis nous faisaient ressentir sa torpeur, l'impossibilité pour lui de fuir, de tourner le dos à l'acte fatal qui a changé sa vie. L'incroyable travail de décalages et de renvois entre le son et l'image traduisait les troubles intérieurs du personnage, à l'image de cette scène dans laquelle monte les pépiements des oiseaux imprimés sur le papier peint.

Comme le héros de Paranoid Park, Enoch vit avec un mort mais celui-ci (un kamikaze japonais) apparaît directement à l'écran, en chair et en os. Dans Restless, le rapport du jeune homme à la mort est pris en charge par le récit lui-même. Le fantôme de l'aviateur japonais devient une sorte d'ami imaginaire dont la présence sereine et bien attentionnée amuse plus qu'elle n'inquiète ou n'agace.


Apprentissage des bonnes manières extrait de Restless

De même, jamais, on ne s'appesantit sur les tourments d'Annabel qui ne cesse de dédramatiser ce qui lui arrive. Elle s'amuse même à jouer sa mort prochaine et rabroue son amant quand celui-ci se prend un peu trop au sérieux en voulant imiter le Roméo tragique de Shakespeare. Là encore, c'est grâce à une écriture fine et sobrement mise en scène que le film gagne un humour discret et prend un peu de distance avec la fascination romantique pour la mort.


Dessins dans le parc extrait de Restless

Si la forme peut passer pour académique, on retrouve néanmoins le regard attentif de Gus Van Sant dans cette sensation de décalage, d'inadéquation fondamentale entre l'adolescent et le monde. Il y a également quelque chose d'éminemment singulier dans cette manière caressante de filmer les jeunes premiers, comme autant d'éphèbes qui cachent derrière leur visage lisse une colère ou une inquiétude sourdes. Et puis enfin, d'autres l'ont notée, la belle réussite du film est pour une fois un personnage féminin, interprété par la lumineuse Mia Wasikovska. On peut y voir le signe encourageant d'un cinéaste qui continue à avancer, même quand il semble faire du surplace.

Image : © Sony Pictures Releasing France / DR

[1] Benny's Video, 71 fragments d'une chronologie du hasard, Le Septième continent

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