Les rois de la comédie

Scorsese, De Niro et DiCaprio : une double histoire de l'Amérique

Dossier | Par Erwan Desbois | Le 25 décembre 2013 à 11h17

Leonardo DiCaprio achève avec Le Loup de Wall Street une très grande année 2013. La sortie en France du cinquième film de DiCaprio sous la direction de Martin Scorsese, est l'occasion d'analyser la collaboration Scorsese / DiCaprio qui, en regard de celle entre Scorsese et De Niro, apporte un nouvel éclairage à son cinéma et à l'histoire de l'Amérique...

Le Loup de Wall Street marque la cinquième collaboration de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio, sur les six derniers longs-métrages de fiction qu'il a tournés. Seul Hugo Cabret en 2011 est venu s'intercaler au milieu de Gangs of New York (2002), Aviator (2004), Les infiltrés (2006), Shutter Island (2010) et Le Loup de Wall Street. Cette série n'a néanmoins rien d'inédit pour le cinéaste : au début de sa carrière il avait déjà fait preuve de la même fidélité envers Robert De Niro, présent lui aussi dans cinq films sur six. Ce furent Mean streets (1973), Taxi driver (1976), New York, New York (1977), Raging Bull (1980) et La valse des pantins (1982), avec pour intrus Alice n'est plus ici en 1974. Scorsese et De Niro réactivèrent leur association de malfaiteurs une décennie plus tard, pour y ajouter trois nouveaux épisodes : Les Affranchis (1990), Les Nerfs à vif (1991) et Casino (1995). Qui ne sont peut-être pas les derniers, puisqu'il semble qu'une nouvelle collaboration soit en projet.

La période DiCaprio de Scorsese prolonge l'évolution déjà perceptible entre ses deux périodes De Niro : un mouvement de la marge vers le centre, qui se perçoit dans la texture même des films. Les premiers avec De Niro s'affirmaient comme radicalement en dehors du système : rugueux, inconfortables, inclassables. Les trois suivants, un remake de thriller et deux films de mafia, étaient des objets déjà plus identifiables, plus posés (et pour ces deux raisons plus faciles à vendre). Enfin, tout ce que Scorsese compose désormais autour de DiCaprio est pleinement dans le système hollywoodien : plus opulent et spectaculaire sur la forme, plus direct et labélisé dans le fond. C'est par ricochet plus oscarisable donc, mais pas moins intéressant pour autant. En effet, l'évolution du statut d'outsider vers celui d'insider se retrouve au niveau des rôles interprétés par les deux comédiens. Qu'ils se répondent (les vétérans de guerre de Taxi Driver et Shutter Island, les voyous de quartiers-ghettos de Mean streets et Les infiltrés) ou non, les personnages joués par les deux comédiens sont séparés par une barrière nette. Ceux de De Niro ont toujours été dans l'ombre, d'abord simples suiveurs - voire victimes - de l'histoire de l'Amérique ; puis, quand est venu le temps des Affranchis et de Casino, ils ont atteint une position intermédiaire, certes parvenus au sommet mais d'un monde délimité et clandestin. Pour leur part, ceux de DiCaprio sont tous d'une façon ou d'une autre rattachés au pouvoir central, ce qui en fait des figures iconiques de l'histoire de leur pays, réparties de 1862 à aujourd'hui.

«L'Amérique, l'Amérique, je veux l'avoir, et je l'aurai»

- (Joe Dassin, 1970)

Dans Titanic, c'est Rose, le personnage de Kate Winslet, qui survit au naufrage et lève les yeux vers la Statue de la Liberté. Mais dans la réalité, c'est donc Leonardo DiCaprio qui s'est lancé à la conquête symbolique de l'Amérique en partant du port de New York. «These are the hands that built America» : les paroles de la chanson qui clôt Gangs of New York, sont le leitmotiv de l'ensemble de la série Scorsese/DiCaprio qui débute ici. L'acteur y prend les traits d'Amsterdam Vallon, orphelin qui débarque d'un navire d'immigrants dans un pays alors en pleine guerre civile - sa seconde naissance, comme pour le personnage dont l'enfance s'est déroulée au sein d'une communauté vivant tapie dans des grottes, tels des troglodytes d'avant la civilisation. Dans le New York de 1862 tout est à construire : une société à partir des tribus, un État à partir des services rivaux (les brigades de pompiers et de policiers), une histoire commune en lieu et place de l'amnésie des personnages qu'a connus Amsterdam quand il était plus jeune, mais qui eux l'ont complètement oublié. La voix-off de DiCaprio sert de guide nous racontant cette histoire en train de s'écrire, et sur son visage se lit la mentalité du pays. Ses cheveux longs, son bouc et son fin collier de barbe dessinent le portrait d'un adolescent rebelle prêt à éclater à la moindre étincelle ; chez qui l'on sent « la vie qui bouillonne » comme le lui fait remarquer son ennemi intime et pourtant mentor, Bill le Boucher.

À la fin de Gangs of New York ce bouillonnement débouche, à l'échelle des personnages comme à celle plus vaste de la ville entière, sur un règlement de comptes dans le sang. Qui devrait être le dernier du genre avant le passage à l'âge adulte, où prévalent la démocratie et ses règles (le vote, la séparation des pouvoirs) - si tant est que celles-ci soient correctement appliquées. L'exercice de la justice et la représentation légitime du peuple par ses élus posent clairement problème à l'époque de Gangs of New York : les scènes de la pendaison pour l'exemple et du bourrage des urnes à l'occasion de l'élection du shérif en sont l'illustration. Au cours des films suivants du duo Scorsese - DiCaprio l'amélioration des choses sur ces deux plans restera précaire, toujours contestée ; avant que cette lutte ne s'avère finalement perdue dans Le loup de Wall Street, où le retour à New York s'accompagnera d'une régression brutale à la seule loi de la jungle, sans limitation ni correction.

Après Gangs of New York, Aviator opère un bond en avant jusqu'en 1927, date de notre première rencontre avec son héros Howard Hughes sur le tournage de son titanesque Hell's Angels, à l'époque le film le plus cher de l'histoire, qu'il finance, produit et réalise à seulement 21 ans. Héritier précoce de la fortune de son père faite dans l'extraction pétrolière, businessman tout-puissant et toujours en quête de rupture technologique pour asseoir sa domination, obnubilé par le cinéma et l'aviation : on ne peut rêver meilleur symbole de l'Amérique triomphante de la première moitié du XXè siècle que Hughes. Le visage poupon de DiCaprio s'accorde au caractère et aux rêves d'enfant du personnage, qui s'imagine pouvoir tout renverser (le système en place à Hollywood, la réalité technique et physique de l'aéronautique) par la seule force de sa volonté. Même le krach boursier de 1929 nous est montré comme glissant sur lui sans l'atteindre. Puéril et immature, Hughes pique des colères façon Pépé dans Astérix en Hispanie, sort de table sans y être invité, et ne s'éclate véritablement qu'avec ses avions, que ses milliards lui permettent de faire construire pour de vrai au lieu de simplement courir à travers sa maison en étendant les bras et en faisant le bruit des moteurs avec sa bouche.

«Le IIIè Reich et l'idéologie nazie m'ont toujours rendu... dubitatif»

- (Hubert Bonnisseur de La Bath, alias OSS 117, 1955)

Accordons-nous un écart vis-à-vis de la chronologie des films, pour passer directement à Shutter Island en laissant de côté Les infiltrés pour l'instant. Le saut entre la fin de Aviator et le début de Shutter Island ne couvre que sept ans, de 1947 à 1954. La continuité est manifeste, dans la temporalité des histoires comme dans les dérèglements mentaux et physiques subis par leurs protagonistes. La dérive paranoïaque de Hughes devient galopante et incontrôlable suite aux soucis que lui a causés indirectement la Seconde Guerre Mondiale ; le marshal Teddy Daniels, héros de Shutter Island, était lui en première ligne pour l'anéantissement du IIIè Reich, parmi les troupes au sol qui sont entrées dans les camps de concentration, et ce qu'il y a vu l'a dévasté intérieurement. Pour cette raison, au contraire de Gangs of New York et Aviator, Shutter Island ne s'ouvre pas sur l'évocation d'un trauma d'enfance qu'il s'agit de tenter coûte que coûte de surmonter. Comme si la commotion vécue à Dachau par Daniels avait été si violente qu'elle avait éradiqué son enfance, et l'innocence qui va de pair. L'amputation de cette part essentielle de l'âme américaine, son moteur presque, hante Shutter Island - la disparue sur laquelle Daniels enquête est internée pour avoir tué ses trois enfants.

Une fois encore, le visage de DiCaprio sert de miroir réfléchissant l'état de l'Amérique à l'époque du récit. Son apparition dans les premières secondes du film, les traits scarifiés, déformés jusqu'à la monstruosité, est un choc terrible qui raccorde là encore Shutter Island à la dernière partie d'Aviator. C'était à partir de la destruction de son visage d'enfant, dans le crash de son prototype d'avion espion, que tout se délitait et s'effondrait pour Hughes, le poussant à se recroqueviller dans un mélange de cocon utérin (il y est nu) et de chambre de petit garçon (ses avions, ses films, son lait). Daniels, lui, n'a même plus accès à un tel refuge enfantin. La vigueur, la jeunesse sont encore présentes sur son visage mais sous une forme atrophiée, écorchée par les stigmates des horreurs traversées durant la guerre et qui se perpétuent dans les cauchemars qui l'assaillent nuit après nuit. Quand le jour revient, les images de ces visions nocturnes semblent être encore présentes devant ses yeux tant ceux-ci sont hagards et épouvantés. L'ambition à l'oeuvre dans Shutter Island, telle qu'elle est portée par le personnage du Dr. Cawley, est alors de trouver un moyen de panser les plaies intérieures du héros et à travers lui de tout un pays, afin de recouvrer ce qui a été perdu : une vitalité en accord avec des ressources immenses.

Mais à la fin du film émerge la vraie, et bien plus dérangeante, question ; qui ne concerne pas tant la possibilité de la guérison que son bien-fondé. Comment vouloir réellement vivre dans un monde où le pire a eu lieu («We have seen what human beings are capable of doing to each other»), et où en plus loin d'avoir été éradiqué il se propage depuis lors, insidieusement, sans épargner personne et en gagnant en puissance ? Dans un monde qui n'est pas purgé des Nazis mais «learned from the Nazis», où plane la menace concrète de l'annihilation de chacun (avec la lobotomie) et de tous - par la bombe H, qui revient à deux reprises dans les dialogues ? Où, par conséquent, le futur n'est plus un endroit porteur d'espoirs tellement grands qu'il faut s'y projeter avec enthousiasme et ardeur («Don't turn your back on the future» dans Gangs of New York, « the way of the future » dans Aviator) mais une brèche qui inquiète et angoisse. La vraie question, c'est alors bien celle posée par Teddy comme mot de la fin de Shutter Island : «is it better to live as a monster or die as a good man?».

« L'histoire se répète toujours deux fois, la première comme tragédie, la seconde comme farce »

- (Karl Marx, 1852)

Les Infiltrés et Le Loup de Wall Street sont les explorations de chacune de ces deux voies. Au début des deux films DiCaprio se voit offrir, après la conclusion en cul-de-sac de Shutter Island, un nouveau départ, une feuille vierge. Billy Costigan dans Les infiltrés, et Jordan Belfort dans Le loup de Wall Street, ont la vingtaine (ce qui marque le retour du visage éternellement poupon de l'acteur), font leur entrée dans la vie active avec leur diplôme tout juste en poche, et sont à la poursuite du mythe américain de se construire seul, sans héritage. Mais ces deux rookies sont aussi deux «ghosts», ainsi qu'étaient nommées dans Shutter Island les créatures issues des hypothétiques expériences menées sur les humains. Billy Costigan est un fantôme au sens propre, Jordan Belfort l'est figurativement car il est absolument dénué de toute forme de conscience ou de morale ; de toute caractéristique intérieure synonyme d'humanité. Quant à l'Amérique moderne que Scorsese pose comme décor autour d'eux, c'est dans les deux cas la même piste de cirque où se joue une parodie grotesque et brutale d'elle-même, à l'innocence définitivement perdue et supplantée par la seule obsession de «make more money» (présente dans les deux films).

Billy Costigan «dies as a good man». Il a tout fait comme il fallait, bon élève s'engageant dans la police pour mettre ses facultés au service du bien commun ; mais la première chose qu'on lui demande, dès son arrivée, est une mission d'infiltration suicidaire impliquant un passage de plusieurs mois en prison et un effacement de son identité (par comparaison, lors de son premier jour de travail Jordan Belfort se verra promettre une fortune garantie). Le monde autour de Billy est en perdition : chaotique et émietté (le montage fou), fonçant à toute allure (les chansons qui interviennent et s'interrompent net sur la bande-son), sens dessus dessous. Matt Damon y est un méchant, son chef diabolique un informateur pour le FBI - qui n'hésite pourtant pas à exécrer cette «nation of fucking rats». Et tandis que Billy, l'élément intelligent et intègre, se fait exploiter sans vergogne, Colin / Matt Damon, type quelconque mais manipulateur et possédant le bon carnet d'adresses, se voit offrir la belle vie. Rien n'y manque : un boulot avec promotion, un appartement immense, un couple modèle. L'injustice causée par l'Amérique à Billy, un de ses brillants citoyens, est similaire de celle que Juan Trippe, le patron de la PanAm, avait tenté d'infliger à Howard Hughes par son lobbying auprès du Sénat pour faire passer une loi sur mesure s'attaquant à lui. Il y a quelque chose de pourri au royaume des États-Unis, avec DiCaprio comme victime expiatoire symbolique. Dans Les infiltrés plus durement qu'ailleurs, puisque pour la première et unique fois il n'y survit pas. La photographie de Billy posée sur sa tombe fait de lui un héros modèle, éternellement jeune, pur, parfait ; mais surtout éternellement mort, sans avoir eu la moindre chance de vivre.

Jordan Belfort «lives as a monster». Au fond c'est un enfant, aux points communs nombreux avec Howard Hughes - à commencer par la manière dont il se remet sans heurt du Lundi Noir de 1987 comme Howard du krach de 1929. Tous les deux sont en manque d'une figure maternelle protectrice, manifestent une profonde incapacité à développer une sexualité adulte (Jordan jouit comme un puceau, soupire «Mommy...» devant le sexe ouvert de sa femme), ainsi qu'un refus colérique que quiconque se mette en travers de leur caprice de devenir «maître de l'univers». Mais l'enfant qu'est Jordan ne fait pas les mêmes erreurs que son prédécesseur. Progéniture de la finance devenue toute puissante et inarrêtable, qui mène la danse dans le cirque et en empoche tous les bénéfices, il s'est blindé avec une armure de cynisme intégral. Il choisit et assume de faire partie des parasites du système, sans aspiration à produire quoi que ce soit de concret, qui serve aux gens, et vivant au contraire de commissions palpables prélevées sur des promesses de profits éternellement virtuels.

Par la grâce de cette martingale Jordan ne chute jamais au contraire d'Howard, et des héros de Casino et des Affranchis au destin similaire au sien (ascension puis débauche). Jordan le trader est un enfant qui relance sans cesse le jeu qu'il est en train de pratiquer, trouvant toujours un dérivatif ou une nouvelle règle du jeu afin de reprendre la main, de repartir pour un tour de plus en continuant à nier l'existence du monde réel. Les drogues sont son meilleur allié pour maintenir cet état de déni (voir la scène démente où une surdose de Quaaludes le fait régresser à l'état de toon), au point que la seule fois où la mort s'approche de lui il a ce cri du coeur : «I will not die sober !». En réalité, il est devenu trop puissant et trop riche pour cela - too big to fail, à l'image des banques. Dans une Amérique revenue à l'état sauvage de Gangs of New York, et dont l'évolution était un leurre, la situation du personnage incarné par DiCaprio est le seul changement : non plus Amsterdam Vallon, comptant parmi les pauvres méprisés et exploités, mais désormais Jordan Belfort, de l'autre côté de la barrière, chez les riches de la 5è Avenue et Long Island.

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