Critique n°12 : "Sherlock Junior" de Buster Keaton.

Critique n°12 : "Sherlock Junior" de Buster Keaton.

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Ce troisième long métrage de l’homme qui ne rit jamais est atypique. D’une durée initiale de 60 minutes, le film fut raccourcit par Buster Keaton suite aux retours peu enthousiastes issus de la première projection. Si le film perd sans doute légèrement en cohérence, il gagne ainsi un rythme endiablé, sans saturation. Avec une intrigue en hommage au célèbre détective, Keaton pose les bases d’un polar au cours de la présentation des personnages. Le public s’attend à une affaire de mœurs avec des personnages stéréotypés tels que le projectionniste innocent, la jeune fille convoitée et le séducteur invétéré. Cependant, Keaton utilise les codes d’un mélodrame souvent soporifique pour mieux les détourner et insuffler un souffle poétique à son film. Sherlock Junior est la preuve qu’un chef-d’œuvre n’a pas besoin d’être parfait sur tous les points.

Fort d’une expérience de 19 courts métrages réalisés entre 1920 et 1923, Buster Keaton alterne ici un savoir-faire inspiré par les mécanismes d’illusion du music-hall et de véritables trucages et prouesses cinématographiques. Ainsi, nous retrouvons le célèbre gag du saut à travers corps ou celui des vêtements enfilés à la vitesse de l’éclair par le biais d’un saut à travers une fenêtre. Pour renforcer le prestige de l’acte accompli, Keaton le fait précéder par une promesse, une mise en place des éléments dans le décor. Technique propice aux trucages, le montage aide parfois Keaton à prouver qu’il n’en use pas pour exécuter ses tours. En effet, le réalisateur gomme volontairement un pan de mur pour permettre au spectateur de voir que le saut à travers la fenêtre est réalisé sans l’aide des artifices du cinéma. Dans d’autres circonstances, Keaton use habillement du pouvoir cinématographique. Ce sera le cas dans la séquence la plus célèbre du film, celle de l’entrée dans l’écran de cinéma où le montage fait alterner une scène de théâtre que le personnage peut investir avec une toile où un véritable film est projeté. Les raccords sont précis, le spectateur ne peut rien remarquer sans penser la prouesse.

Sherlock Junior se révèle également admirable dans la technique de réutilisation des objets. En effet, de nombreux gags se jouent à multiples rebondissements. C’est le cas au début du film lorsque le pauvre projectionniste change le montant fixé sur le cadeau offert à sa bien-aimée. Cette tricherie causera plus tard sa perte, car il y aura correspondante avec la valeur du ticket de gage de la montre volée au père de la fille. De la même manière, Keaton chute sur la peau de banane qu’il a lui-même posé pour piéger son concurrent. Certains instants de suspense apportent de la saveur au film. Par exemple, lors de la scène de la partie de billard ou dans celle de la constatation du vol de la montre. Enfin, Keaton est un maître dans l’art du mimétisme et de la chorégraphie millimétrée. Que ce soit dans la séquence de la filature ou dans celle où Keaton conserve la même posture dans un décor changeant, sa technique corporelle force l’admiration.

Outre sa puissance comique, Sherlock Junior ne délaisse pas la profondeur de son sujet. Pour certaines parties prenantes de l’industrie du rêve tels que les projectionnistes terrés dans l’ombre des salles obscures, la vie n’est pas toujours rose. Pour eux, il n’y a pas de petites économies, il faut parfois fouiner au sein des déchets laissés par les spectateurs pour dénicher un pourboire improvisé. Le personnage a beau se projeter en apprenti détective, il n’est jamais acteur de sa propre vie. Il peine à communiquer avec sa bien-aimée ; lors de la filature, il ne marche que dans l’ombre du séducteur. Pire, les éléments mobiles comme les trains, les fumées ou autres jets d’eau semblent vouloir l’écraser ou le faire disparaître. Dans la réalité, l’enquête ne sera même pas résolue par son implication, car c’est la jeune fille qui démasquera la supercherie du séducteur. L’apprenti détective est un raté, mais heureux sont les rêveurs, car ils ne seront jamais découragés…

Brillant, ce fils spirituel de Sherlock Holmes l’est à plus d’une occasion lors de la séquence rêvée. Ainsi, le cinéma prend une revanche sur le réel. Sherlock Junior est l’un des premiers méta-films de l’histoire du cinéma. Avec tendresse pour son personnage, Keaton use de la surimpression pour extirper l’âme rêveuse de son anti-héros endormi. Toutefois, la magie du 7e art ne se laisse pas dompter si aisément. À la première tentative, le double est rejeté de l’écran par un autre double du séducteur. Cela manque de réveiller le projectionniste endormi. Pour s’insérer, l’âme du projectionniste devra ruser et lutter contre les pièges tendus par le cinématographe. Cette difficulté peut faire écho à celle éprouvée par les apprentis cinéphiles que nous sommes pour appréhender les arcanes de l’art cinématographique et les analyser. Dessein de la part de Keaton ou divagation de ma part ? Aucune importance tant les chefs-d’œuvre résistent à la sélection imposée par l’histoire grâce à leurs possibilités d’interprétation qui dépassent parfois la pensée de leurs auteurs.

Une fois cette étape couronnée de succès, l’apprenti détective-cinéphile parvient à maturité. Il peut corriger, réécrire le réel à souhait, car une boîte de Pandore s’ouvre à lui. Au sein du film dans le film, la plupart des situations sont incohérentes. Mais qu’importe, n’est-ce pas le propre des rêves de s’accommoder face aux situations présentes ?

Comme souvent chez Keaton, le rêve se clôt avec une poursuite rondement menée, mettant en avant la précision et les qualités d’équilibriste du principal concurrent de Charlie Chaplin et d’Harold Lloyd. Plus de cinquante ans avant l’Espion qui m’aimait, Keaton disloque sa voiture pour la transformer en bateau. Une idée à mettre au compte de ses nombreuses inventions matérielles et architecturales. Le cinéma est le lieu où le triomphe est possible. Ainsi, le double sauve l’élue de son cœur. Dans la réalité, le réveil est plus difficile. Si l’affaire de la montre volée se résout et le malheureux accusé à tort regagne les faveurs de la belle, la spontanéité qui faisait le sel de Sherlock dans le rêve s’estompe et laisse le projectionniste démuni face à son manque d’assurance. Heureusement, le cinéma est là pour inspirer les intimidés, mais en 1924, il ne peut montrer comment faire les bébés alors notre héros devra puiser dans son imagination. Plus qu’aucun autre art, le cinéma facilite l’identification aux personnages de fiction grâce à la proximité qui peut être générée par sa technique. L’homme ne se nourrit pas que de pain. Le réel est alimenté par la fiction alors il ne faut pas la négliger. Non, l’imaginaire développé au cinéma n’a rien à voir avec de la poudre de perlimpinpin !

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