There's no place like home

Comment le jeune cinéma français filme-t-il la France ?

Dossier | Par Jérôme Dittmar | Le 5 septembre 2012 à 11h23

A l'occasion de la sortie en DVD d'Un Monde sans femmes, le très beau moyen-métrage de Guillaume Brac, nous sommes allés prendre des nouvelles du jeune cinéma français. Enquête.

Malgré la crise, le cinéma français continue de soutenir ses jeunes cinéastes. 73 films en 2011, 63 en 2010, 77 en 2009, c'est plus d'un quart de la production. Peu de pays offrent tant d'opportunités. Par-delà ces considérations, où ce cinéma prend-t-il sa dynamique ? Quel rapport entretient-il avec son pays, son histoire, et vis-à-vis de lui-même ? Pour donner une idée de ce qui anime aujourd'hui ce jeune cinéma, nous avons rencontré une poignée d'auteurs, connus, moins connus ou promis à l'être. Parfois les avis tranchent, mais tous veulent faire vivre le cinéma hexagonal et son espace.

Un Amour de jeunesse (Mia Hansen-Love, 2011)

Il est difficile de définir la tendance générale du jeune cinéma français en 2012. Elle diverge selon les auteurs, les familles, les styles, les parcours. Guillaume Orignac, critique, producteur et réalisateur des Brutes qui dansent et Les Eaux de Bezatha, en donne toutefois une idée : « il faut d'emblée dire que le jeune cinéma français, c'est un peu le tout du cinéma français, particulièrement depuis les années 90. On a le sentiment qu'il n'y a que des premiers films, comme avait pu le dire Pialat dans un entretien aux Cahiers du Cinéma. D'où l'importance qu'on lui accorde et le sentiment qu'Assayas ou Desplechin vont basculer directement du statut de jeune cinéaste à celui de vénérables maîtres, un jour, sans qu'on s'en soit rendu compte. Disons aussi que les clichés qui perdurent sur ce jeune cinéma français (nombriliste, psychologique, social), ont forcément quelque chose d'un peu vrai, et que cela n'en détermine ni ses qualités, ni ses défauts, mais simplement ses forces. Il faut aussi ajouter qu'il est beaucoup plus divers que ça, même si on a le sentiment que les films qui sortent de cette autoroute convenue du naturalisme psychologique le sont un peu à la marge. »

Mais le constat n'est pas si noir : « la marge gagne du terrain et elle fait parler d'elle. Ce qui me frappe plus globalement, c'est que c'est un cinéma de milieux : les cinéastes investissent un espace social défini et font tourner leur récit à l'intérieur. Donc on aura droit aux boxeurs, aux motards, aux gens du voyage? Il y a toujours le risque pour ces films d'être un peu le pendant marginal des séries télé françaises qui ne s'intéressent qu'aux uniformes, flics, avocats ou médecins. Du coup, les films souffrent souvent d'un manque d'imaginaire qu'ils pallient par l'imagination. Or, ce n'est pas la même chose. »


Discussion de filles dans la salle de bains, extrait de Belle épine

La sincérité ne suffit pas

Nombriliste, psychologique, social, cet état du jeune cinéma français qui ne serait pas tout à fait faux, est devenu un cliché à la peau dure. Si la situation évolue, la chose continue néanmoins d'irriter François Hien, jeune auteur de documentaires (Le Bel âge, L'Amour captif, Saint-Marcel) : « je suis peu attiré par les fictions des jeunes réalisateurs français, de même que, pour des raisons similaires, je suis agacé par une partie de la jeune littérature française. Je suis assez rétif à l'autofiction, à l'idée que la sincérité soit suffisante. Il y a quelque chose qui m'irrite dans l'intimisme du cinéma français - comme un renoncement à traiter du monde, à s'emparer de questions amples, pour se cantonner à l'illustration de thématiques de journaux féminins. Il me semble qu'aujourd'hui se joue une bataille pour l'établissement d'une vérité de ce monde - une bataille dans laquelle des points de vue concurrents s'affrontent. Les opinions découlent inévitablement du cadre de pensée dans lequel elles sont émises, et l'enjeu de cette bataille c'est l'établissement de ce cadre de pensée. »

Très critique, il précise : « le cinéma français, à ce titre, me semble représentatif d'une tendance de l'opinion de gauche des pays occidentaux, qui a renoncé à comprendre le monde et à s'en saisir, et qui ne se soucie plus que de questions sociétales ou intimes. Plus on est dans l'intime, plus on accepte la fonction unique où notre modernité voudrait assigner l'artiste. »

A la découverte d'un lieu


Jeux de mimes, extrait de Un monde sans femmes

Mais où commence le monde depuis la France, chez soi, ici ? Et si tout partait de notre environnement ? Pour Guillaume Brac, auteur du remarqué Un monde sans femmes, dont l'action se situe à Ault, une ville de Picardie qu'il découvre en partant sur les lieux de tournage des films de Maurice Pialat, ce rapport au territoire est fondamental : « comme dans le cas de mon premier long métrage que je vais tourner en Bourgogne cet hiver, Tonnerre, il y a à chaque fois un point de départ fantasmé et très concret, qui passe par la découverte et la connaissance intime d'un lieu, d'un espace qui me touche et me fascine. Cela permet de me nourrir du réel, et à la fois de projeter des choses dessus, pour en faire des histoires que j'ai en moi depuis longtemps, et qui trouvent à s'incarner dans un espace. Ce sont des histoires que j'aurais pu raconter à Paris, mais je n'ai jamais eu le désir, jamais réussi non plus, peut-être même jamais essayé, aussi parce qu'il y a une forme d'altérité, de découvrir comme ça un autre lieu. (...) Mais bien sûr, c'est un ailleurs qui n'a de sens que s'il y a un lien intime préexistant ou en tout cas qui se tisse avant le tournage avec ce lieu. Et ça passe par les gens, pas que les paysages ; si je ne filmais que des paysages ce serait limité. Et dans les deux cas, c'est comme s'il y avait des gens que je rencontrais plus ou moins par hasard et qui me servait un peu de passeurs, qui me donnent accès à une part de vérité de ce lieu là. »

Un ailleurs près de chez soi

Pour Guillaume Brac, amateur de vélo ayant plusieurs fois traversé la France, il est plus excitant de partir à la rencontre de ces noms de villes vus depuis l'enfance sur la carte, que de s'exiler à l'étranger. Est-ce qu'il y aurait donc un ailleurs tout près de chez soi qui puisse ancrer nos paysages dans le monde ? : « je pourrais tourner un film à l'étranger. Mais il faudrait que j'ai un lien particulier avec ce lieu. Qu'il représente quelque chose dans mon histoire intime. Ou alors il faudrait beaucoup de temps pour m'accaparer l'endroit, et encore. C'est aussi associé à des histoires d'amour, à des souvenirs d'enfance, des chagrins, des bonheurs. Il faut avoir vécu des choses dans des lieux pour avoir envie de les filmer. »

Cet intime que François Hien fustige, représente pour Guillaume Brac une source d'inspiration qui n'empêcher pas de filmer le monde, bien au contraire : « après Un monde sans femmes, j'ai compris que j'avais envie et besoin de parler de différentes formes de solitudes. Mais ce qui est intéressant c'est que cette solitude dont je voulais parler a rencontré une autre solitude, qui est celle existant sur place et dont on a pu me parler, notamment en plein hiver. Certains hommes célibataires me racontaient à quel point c'est difficile de rencontrer des femmes. Au départ ce n'était pas cette solitude que je voulais raconter. Je voulais plutôt parler de la mienne. Du coup il y a la solitude intime, et la solitude presque sociologique, qui se rencontrent. Comme si il y avait deux réalités qui se rejoignaient. Ce qui donne quelque chose de plus universel que mes seuls états d'âme. »

Une mythologie française

Hors Satan (Bruno Dumont, 2011)

De la même façon, Guillaume Orignac rejoint cette inspiration par l'espace et va plus loin : « ce sont plus souvent les lieux qui peuvent m'inspirer, c'est à dire moins un milieu social qu'un paysage ou un territoire. A la fois pour des questions esthétiques mais aussi narratives. Le territoire est un milieu physique, qui se montre d'emblée indifférent à la somme des individus qui l'habitent, il fonde donc une manière de mythologie et de sacré, il est aussi dessiné par des stigmates historiques qui dépassent de loin les simples relations psychologiques. On croit souvent à tort que le cinéma français, du fait de sa tradition, aussi bien que pour des raisons ayant trait à l'histoire de ce pays, est rétif à la question du paysage, qu'elle serait réservée au cinéma américain. Il me semble que c'est infondé : il n'y a qu'à voir les films de Grémillon, ou ceux de Bruno Dumont. La France est un pays qui regorge de paysages, et donc de récits enfouis dans ses strates géographiques. Ca se traduit trop souvent par le folklore, qui est un peu le pendant vulgaire de la culture et est donc regardé avec condescendance ou mépris. »

Evoquant son nouveau projet, il ajoute : « je travaille en ce moment sur une ville qui porte physiquement la mémoire des révolutions industrielles en France, du paternalisme patronal, abîmée par les bombardements sous l'occupation, et traversée depuis un siècle par les grandes vagues migratoires successives qu'a connu la France. On n'imagine pas la somme de récits possibles que ce petit bout de territoire méconnu peut charrier. Et sans passer par de lourdes représentations symboliques, la simple présence dans les arrière-plans de son architecture et de son urbanisme si particulier (des cheminées d'usines élevées partout, un vaste édifice que les habitants appellent le château surplombant un parc boisé en plein coeur de l'agglomération) suffit à élever chacune de ces histoires à hauteur d'une petite mythologie française, à la fois réaliste et tirant vers le fantastique. »

Qui suis-je ?

Pour François Hien, qui aime à se définir comme patriote, la situation est différente : « je ne tourne quasiment rien en France. Je viens de terminer un court métrage de fiction tourné au Maroc. J'ai deux documentaires en montage, l'un tourné en Finlande, l'autre en Egypte. Mon long métrage de fiction, je l'ai tourné en Belgique. J'ai beau être outrageusement français, je suis une sorte de cinéaste voyageur. Or, je ne suis pas de ces gens mondialisés, très à l'aise avec le voyage. Je trouve que le voyage fait souffrir, qu'on ne comprend jamais l'autre, que les mélanges, les métissages, aujourd'hui tant vantés, engendrent plus de douleur que de satisfaction. Mais je crois que c'est précisément mon côté « réactionnaire » qui créé des situations de rencontre assez authentiques, surtout quand je vais dans des pays eux-mêmes conservateurs, aux sociétés restées traditionnelles. On ne rencontre l'autre qu'en étant certain de qui l'on est, et d'où l'on vient, car sinon que lui proposerait-on de rencontrer ? De fait, peut-être que je n'ai pas besoin de filmer la France : elle est tellement en moi qu'au fond l'« être français » est le sujet de mes films sans que j'aie même besoin de l'affirmer. »

Peut-on alors filmer la France hors de chez soi, comme le suggère François Hien ? Possible, mais Guillaume Orignac précise : « filmer dans le pays où l'on vit vous oblige à un décentrement du regard qui n'est pas pour autant surplombant. Une empathie naturelle, non affectée, et qui n'interdit pourtant pas l'étonnement. C'est toujours bien d'avoir une connaissance intime, non intellectualisée, c'est-à-dire fondée en pratique, de son sujet, ou simplement de ses arrière-plans. » Les plus grands cinéastes français, Rohmer, Rozier, Pialat, pour n'en citer que quelques uns, savaient combien l'environnement est important et plus qu'un simple décor.

Les Naufragés de l'ile de la Tortue (Jacques Rozier, 1974)

L'erreur exotique

Et si on donnait la parole à un étranger ? Franco Lolli, auteur du remarqué Como todo el mundo et de Rodri, présenté à Cannes cette année, vit à Paris depuis 11 ans, où il a étudié à la Fémis. D'origine Colombienne, il tourne dans son pays, avec de l'argent français, son dernier film étant produit par Les Films du Worso de Sylvie Pialat. Sans le système économique et artistique français, il ne pourrait pas tourner chez lui. Mais quel rapport à cette France où il vit au quotidien ? Franco Lolli : « j'ai peut-être plus de choses à dire en Colombie, en tout cas j'ai des choses qui sont ancrés en moi depuis plus longtemps. Du coup je me sens plus l'envie de tourner là-bas, parce que c'est là où sont ancrés mes souvenirs d'enfance et d'adolescence. J'ai l'impression que c'est là où tu deviens un être, et où mes films seront les plus profonds. Cela peut être chouette de tourner ici. Mais il faut que je trouve quelque chose qui m'appartienne. »

Franco, qui insiste aussi sur le rapport à l'espace et reproche au jeune cinéma son incapacité à créer des acteurs (comme ont pu le faire Godard, Truffaut ou Desplechin), avait pourtant un projet français : « j'avais un film ici que personne n'a voulu financer. On trouvait que je n'avais pas un regard très juste, ou en tout cas, c'était une façon de dire "ah oui mais il est Colombien, il ne peut pas savoir. Ce qu'il a raconté en France est moins intéressant" Mais c'est juste moins intéressant pour un Français parce qu'il n'y a pas le côté exotique. T'es dans une représentation que t'as peut-être déjà vu. Sauf que de la même façon la représentation que j'ai de la Colombie, pour un Colombien c'est peut-être déjà vu aussi. Ces questions d'exotisme ne veulent rien dire. »

La France et ses mystères


You look like a baby prostitute, extrait de La Vie au ranch

Comme le souligne Franco en évoquant La Vie au ranch de Sophie Letourneur (à qui l'on reproche parfois d'être un film sur des pétasses) tout ce qui compte est d'ordre cinématographique : « le sujet est tout aussi valable que n'importe quel autre. C'est juste que tu peux ne pas aimer comment elle le fait. C'est pas parce que tu filmes un pêcheur qui crève la faim dans le Pacifique que ton film est meilleur. » Le cinéma, sa mise en scène, c'est au fond tout ce qui compte dans l'appréhension de notre réalité, de notre environnement, du territoire d'où naît tant l'inspiration.

Sur cette question, Nicolas Desmaison, monteur des films de Franco, donne son point de vue cinéphile et rejoint Guillaume Orignac : « Pas de repos pour les braves, Brocéliande et Simon Werner a disparu de Fabrice Gobert, à des degrés de réussite divers, sont tous des films qui partent du principe que la France recèle un territoire narratif propice au mystère, où des gens peuvent disparaître à tout moment dans des sortes d'univers parallèles plus ou moins fantasmés, ou alors issus d'un folklore traditionnel qui n'est pas trop le fonds de commerce du cinéma français. Je trouve que ces trois films ouvrent des portes passionnantes, en transformant des territoires plutôt communs a priori, la campagne tarnaise, un campus breton, et une banlieue pavillonnaire de la classe moyenne dans les Yvelines, comme des réservoirs à fiction où quelque chose d'épique et d'héroïque peut surgir derrière la moindre façade ou buisson. »

La preuve encore que des films ne cessent de renverser les clichés collant au cinéma français, et qu'il existe une véritable mythologie de notre territoire, qui n'a rien à envier à celle du cinéma américain. La France a encore de beaux films devant elle. Ses jeunes auteurs aussi.

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