« Je mets les pieds où je veux, Little John… Et c’est souvent dans la gueule »

L’histoire des deux cousins qui ont fait de Chuck Norris, Charles Bronson et Jean-Claude Van Damme des rois de la castagne

Dossier | Par Chris Beney | Le 23 octobre 2014 à 15h05

Menahem Golan et Yoram Globus, les deux cousins israéliens partis pour faire du cinéma en Amérique, l’artiste et le financier, le duo qui a racheté en 1979 une petite boîte nommée Cannon pour en faire le fournisseur officiel de films avec Charles Bronson, Chuck Norris ou Jean-Claude Van Damme : c’est leur histoire que racontent The Go-Go Boys, en salles cette semaine, et Electric Boogaloo, présenté à L’Etrange Festival 2014. Le jour et la nuit, la version officielle, posée, avec les témoignages des principaux concernés pour le premier et la version pirate pour le second, ultra-rythmée, avec les interventions de leurs collaborateurs plus ou moins bienveillants : nous avons combiné les deux et ajouté notre grain de sel afin de vous raconter ce que donnent un mélange de L’Exorciste et de Flashdance, une Bo Derek ne portant qu'un boléro en écoutant Le boléro de Ravel, un JCVD qui saute comme un puce partout où il passe, le casting d’un orang-outan dans son propre rôle, etc.

Une explication très amusante concernant la genèse de Electric Boogaloo figure à la toute fin du film. En quelques phrases à l’écran, Mark Hartley explique être d’abord entré en contact avec Golan et Globus pour réaliser son documentaire. Les deux intéressés refusent, avant de lancer aussitôt la mise en chantier de leur propre documentaire, dans lequel ils figurent largement. Ils ont flairé la bonne idée, l’ont prise à leur compte et sont allés le plus vite possible, histoire de sortir leur film avant le projet originel. Et ils ont réussi : Go-Go Boys a été présenté en mai dernier au Festival de cannes, deux ou trois mois avant les premières projections de Electric Boogaloo, et en présence de Golan et Globus (présences d’autant plus exceptionnelles que ce fut la dernière grande sortie publique pour Golan, décédé quelques semaines après, à l’âge de 85 ans). Filous, Golan et Globus ? Oui, mais pas plus avec les autres qu’entre eux.

La Lambada ? C'est eux !

Au temps du divorce, à la toute fin des années 1980, alors que l’escroc Giancarlo Parretti rachète la Cannon et provoque le départ de Yoram Globus, Menahem Golan et ce dernier la jouent en cavalier seul, chacun de leur côté. Alors quand l’un met en chantier un film sur la lambada, la danse-phénomène de l’année 1989, l’autre fait pareil, en essayant de le doubler sur la ligne d’arrivée. Globus lance Lambada, le film officiel, avec le nom officiel dans le titre. Golan coécrit et produit pour Cannon La danse interdite (avec Laura Harring), danse qui n’est autre que la lambada, mais comme il n’a pas vraiment le droit de le crier sur les toits... Et les deux sortent le même jour, le 16 mars 1990, avec un peu plus de 4 millions de dollars de recettes totales pour Lambada et un peu moins de 2 pour sa contrefaçon. Ce piètre résultat prouve que Golan et Globus ne travaillent jamais aussi bien que l’un avec l’autre, on s’y attendait. Ils rappellent aussi que ce sont des innovateurs. Les lancements simultanés de projets concurrents, Hollywood s’en fait une spécialité dans les années 1990, avec 1492 et Christophe Colomb : la découverte, Le Pic de Dante et Volcano ou Armageddon et Deep Impact.

Le prequel ? La prévente ? C'est eux !

Les mecs de la Cannon sont aussi les inventeurs ou presque du prequel. Quand ils lancent les tournages successifs de Portés disparus 1 et Portés disparus 2 et que la suite se révèle bien meilleure que l’originale, ils inversent les dates de leur sortie. C’est incohérent ? Qu’à cela ne tienne, on dit que le second (donc le premier) raconte ce qui se passe avant le premier (donc le second). Golan et Globus sont également des précurseurs de la contrefaçon et de la prévente, des domaines qui font désormais la joie des nanardeux errant dans les allées du marché du film du Festival de Cannes. Si les affligeantes aventures d’Alan Quatermain ressemblent à celles d’un Indiana Jones du pauvre, il s’en est fallu de peu que son acolyte féminine ne soit Kathleen Turner, l’héroïne d’A la poursuite du diamant vert. Golan voulait « la fille Stone », on est donc allé lui chercher Sharon Stone, alors que par « Stone », il désignait l’actrice de Romancing The Stone, le titre original du film de Zemeckis. Avant Airplane vs. Volcano et autres séries Z de The Asylum, la Cannon voulait Indiana Jones vs. Les diamants verts, Spielberg + Zemeckis.

Les cousins n’ont pourtant pas besoin de tant de promesses pour convaincre. Une affiche, un titre, peut-être une tête connue si on est en forme, et un pitch improvisé dans un anglais à l’accent hébreux très prononcé : il n’en faut pas plus au duo pour vendre du vent et gagner de quoi en faire un film. « C’est un mélange de film de ninja, de L’Exorciste et de Flashdance » : voilà par exemple comment ils présentent Ninja 3 : la domination en 1984, l’histoire fumeuse d’une jeune américaine possédée par l’esprit d’un cruel guerrier japonais. Putassier, probablement, audacieux, sûrement. Non seulement le ninja est un héros très éloigné de la culture américaine, mais en plus, le héros en question est une femme. N’allons toutefois pas jusqu’à présenter Golan et Globus comme féministes. Les femmes, ils les aiment les plus dénudées possibles parce que c’est ça qui fait vendre.

Les spectateurs de Lifeforce gardent forcément un souvenir ému de Mathilda May, dont c’était alors la première apparition, en vampire venu de l’espace, déambulant toujours nue au milieu d’hommes hypnotisés par sa beauté. Avant elle, Bo Derek et Sylvia Kristel passent par là. Pour la première, c’est simple : vous aimiez la regarder faire l’amour dans Elle, sur le Boléro de Ravel ? Vous adorerez la voir chevaucher quasiment nue, avec rien qu’un chapeau à large bord et un boléro sur les épaules dans Bolero, sous la direction du même réalisateur (son mari, John Derek) ! Pour la deuxième, c’est tout aussi simple : vous aimiez la regarder assise dans son grand fauteuil d’osier en Emmanuelle ? Vous adorerez la voir découvrir la volupté au contact d’un homme des bois dans L’amant de Lady Chatterley, sous la direction du même réalisateur (Just Jaeckin), ce qui n’est pas une mince affaire vu que le cinéaste et son actrice ne s’adressent plus la parole depuis Emmanuelle« Les films de la Cannon, c’est comme les blockbusters, le sens du goût en moins » entend-t-on dans Electric Boogaloo. Golan et Globus ne sont pourtant pas à l’abri de l’accident, comme c’est le cas avec L’amant de Lady Chatterley justement, réussite artistique inattendue au point que les scènes de sexe paraissent presque de trop.

Le teen movie trash ? C'est eux !

La Cannon connaît peu de succès d’estime. Ca doit sûrement chiffonner Menahem Golan, réalisateur reconnu en Israël dans les années 1970, aussi bien par la critique que par un public ayant fait de son Lemon Popsicle (Juke Box en VF) un carton au box-office (le film connaîtra huit suites). De ce American Pie ou même Porky’s avant l’heure, Golan tire un remake destiné à son pays d’adoption, The Last American Virgin, dont la noirceur (un amoureux transi travaille dur pour payer son avortement à celle qu’il aime mais qu’il n’a jamais touchée) et les effets (du U2 sur la scène d’avortement suivie dans un cut d’un plan sur une pizza que l’on charcute) ne plaisent pas forcément au nouveau public visé. Le duo est pourtant au diapason des mœurs et modes américaines. Retitré Break Street 84 pour sa sortie française, Breakin’ est l’un des premiers films à mettre en scène le hip hop, le break et tout ce qui fait alors le folklore de Venice Beach (c’est la petite-fille de Golan qui attire l’attention de son grand-père à ce sujet). De vrais numéros de danse, un bon look, un sujet dans l’air du temps : Breakin’ devient la plus lucrative production Cannon et appelle évidemment une suite… sept mois plus tard, car chez Golan et Globus, il faut battre le box-office tant qu’on est chaud.

Les spectateurs les plus attentifs de Breakin’ peuvent remarquer un corps connu, vêtu d'un justaucorps noir, parmi les figurants d'un numéro de danse, celui de Jean-Claude Van Damme. Selon IMDb, JCVD fait son maximum pour enchaîner les sauts et les flips durant la prise, et ainsi attirer l’attention, en vain. Alors Van Damme y va à la gonfle. Go-Go Boys et Electric Boogaloo diffèrent à ce sujet, même si dans les deux cas, il est question de tatane. D’après le premier, le karatéka belge est serveur dans un restaurant et, le jour où il sert Golan et Globus, il demande à l’un de tenir son plat et réalise le coup de pied circulaire dont il a le secret au-dessus de la tête du client. D’après le second, il n’y a plus de resto. C’est dans le hall de Cannon que Van Damme attend l’un des deux associés, pour le surprendre en passant son pied au-dessus de sa tête. Golan et Globus veulent du muscle, de l’athlète, de l’acteur-cascadeur. Et parfois, ils ont plus que ça. Du cerveau, avec Van Damme, qui reprend le montage de Cyborg et transforme un film s'annonçant décevant en bon produit. Une belle gueule, avec Michael Dudikoff, l’innocent, le loyal, l’un des rares à intervenir dans les deux documentaires, le ninja blanc à qui on prédisait la plus belle des carrières mais qui au lieu de ça, à du se contenter des promesses jamais tenues des dirigeants de la Cannon, trop soucieux de rentabilité. Pour ne pas trop payer les acteurs, il faut miser sur les jeunes ou remettre les vieux sur les rails, et les essorer dans les deux cas.

Les tartes dans la gueule ? C'est eux !

Chuck Norris a tout défoncé pour la Cannon, y compris l’Amérique dans Invasion U.S.A., puisque le tournage se déroule en partie dans un lotissement promis à la démolition, où les artificiers s’en donnent à cœur joie (pas de maquettes, tout ce qui explose à l’écran explose vraiment). Lee Marvin et Charles Bronson ont tout cassé pour elle, du terroriste (Marvin dans Delta Force, version optimiste du sauvetage du vol TWA détourné en 1985, son dernier film), du violeur (Bronson dans Un justicier dans la ville 2, brutal au point de faire passer le premier pour une bluette), du gang (Le justicier de New York, excessif au point de faire passer le deuxième pour une dispute entre voisins), du dealer (Le justicier braque les dealers, craignos au point de faire oublier à quel point le premier était réussi) et d’autres trucs (il y en a un cinquième).

Charles Fucking Bronson

Ça aurait dû suffire ? Ça ne pouvait pas suffire. Golan et Globus ont un problème : ils ne sont pas d’ici, pas d’Hollywood, mais pourquoi leur reprocher vu que leur trajectoire suit celle des fondateurs des grands studios ? Ils ont beau débarquer aux Etats-Unis avec un bon bagage cinématographique, mais rien dans les poches (la loi israélienne les empêche de quitter le pays avec plus de 500 dollars), ils ne suscitent ni sympathie, ni bienveillance, de la part des concurrents déjà installés. Parce que les temps ont changé et que les exécutifs en cols blancs, les financiers et les grands groupes s’emparent d’Hollywood et n’ont que faire du passé ? Peut-être, mais surtout parce que Golan et Globus sont perçus comme des parvenus, des types qui veulent faire comme les grands mais n’en ont pas les moyens, des convives qui s’invitent tout seuls au grand banquet du cinéma alors qu’on les considère au mieux comme des voituriers, des lourdauds qui tapent dans l’épaule du guindé et font tomber son monocle dans son assiette de soupe. Ce complexe, jamais ils ne s’en déferont. Ajouté à un déphasage croissant avec le public (à force de suivre la mode, ils ne précèdent rien et arrivent en retard), il les pousse à se comporter comme la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf.

Golan se vante dans Go-Go Boys : « 30 millions de dollars pour faire un film ! Donnez-moi 30 millions de dollars et moi je vous fais 30 films ! ». Ce n’est pas comme ça qu’on fait les beaux yeux à Hollywood. Hollywood ne veut pas 30 films à 1 million de dollars, elle veut 30 films à 30 millions de dollars. En 1987, la Cannon fait ce qu’elle s’interdit : un pont d’or pour un acteur, Sylvester Stallone en l’occurrence, pas disposé à bosser pour la firme à moins de 12 millions de dollars. Golan réalise Over The Top, il veut Sly en routier, il paie, il détourne l’histoire de son scénario de départ (à l'origine, davantage une histoire de camionneurs qu’un concours de bras de fer) et il se plante. Ce n’est pas la première fois, très loin de là même (chez Cannon, le ratio échec/succès doit être de 1 contre 5), mais ça n’a jamais eu tant d’envergure : 25 millions de budget pour 16 millions de recettes, soit neufs films qui ne se feront pas et autant d’occasions de renflouer les caisses. La folie des grandeurs gagne, y compris concernant les animaux. Besoin d’un singe pour tourner Mon aventure africaine (Going Bananas en VO) et raconter l’amitié entre un enfant et un primate qui parle ? Electric Boogaloo explique que Golan rencontre en personne l’orang-outan de Doux, dur et dingue de Clint Eastwood et lui pitche le rôle comme à un être humain. Résultat : le singe est pris, mais quand il commence à taper le petit garçon qui lui sert de partenaire, il est remplacé par Deep Roy, déjà un primate dans Greystoke et futur Oompa Loompa de Charlie et la chocolaterie, dans un costume de singe.

Van Damme et Cassavetes ? C'est eux !

Le duo s’entête peu dans cette voie, mais suffisamment pour perdre gros. Il ne peut passer à côté de la reprise de la franchise Superman. Sans l’envergure d’une major, leur quatrième épisode est calamiteux, la faute en partie à des effets spéciaux datés. Même symptôme, même maladie pour Les maîtres de l’univers, film pourtant lié à tout un univers de dessins-animés et de jouets (« Vous voulez vraiment faire dire plus d’une réplique à ce type ? » demande Stallone, en visite sur le plateau de tournage, au sujet de Dolph Lundgren, Musclor dans le film), et Voyage au centre de la Terre, dont tous les plans truqués sont laissés à l’imagination des spectateurs de la projection-test ; les caisses vides empêchant de finaliser la post-production.

Ces gros échecs ne mettent pas une fin brutale à la Cannon. Ils l’usent, malgré l’équilibre trouvé entre séries B et films classés arts et essais. Golan l’explique dans Go-Go Boys : « Vous êtes un distributeur de Hong-Kong et vous voulez le nouveau Van Damme ? Vous l'aurez, mais à condition de prendre avec le nouveau Cassavates ». Love Streams de John Cassavetes, donc, Barfly de Barbet Schroeder, Otello de Franco Zeffirelli, le film préféré de Zeffirelli, réalisateur préféré de Golan, et King Lear de Jean-Luc Godard, après un contrat signé sur un bout de nappe en papier (Golan l’exhibe dans Electric Boogaloo) durant un Festival de Cannes que le duo regrettera amèrement. C’est l’aspect que célèbre le plus Go-Go Boys, alors qu’Electric Boogaloo flatte les anciens vidéo-clubbers.

« Je mets les pieds où je veux, Little John… Et c’est souvent dans la gueule » répond Chuck Norris dans Portés disparus 3 quand le susnommé Petit Jean lui dit de faire attention où il met les pieds ; les seins de Mathilda May dans Lifeforce ; Dolph Lundgren en Musclor survolant le périphérique de Los Angeles debout sur une plateforme volante ; Charles Bronson dégommant un voyou à sa fenêtre avec un bazooka, etc. La Cannon voulait faire de l’argent avec l'action et le sexe, et rester dans l’histoire pour ses auteurs. Au lieu de ça, elle a éclaté comme une bulle et restera à jamais dans l’histoire pour ses séries B.

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