Tout ce que le ciel permet

Le cinéma a-t-il rendu l'année 2015 moins cauchemardesque, au moins le temps d'un film ?

Dossier | Par Joseph Boinay | Le 2 décembre 2015 à 16h13

Année triste à la ville, finie comme elle a commencé, par un massacre, 2015 aura malgré tout été une année de cinéma. Qu'on songe au titre déchirant mais nécessaire du Canard Enchaîné après que leurs collègues et amis de Charlie Hebdo ont été lâchement assassinés : « Ne vous laissez pas abattre. »  Oui, bien sûr, mais est-ce encore possible ? Notre si précieux cinéma, que fait-il pour nous redonner confiance ? En cette année noire, a-t-il été exempt d'abattement, de bellicisme, de cynisme ? Probablement pas, mais certains films de 2015 ont été aussi porteurs d'un message d'espoir, d'une injonction à la bienveillance, à la concorde, à l'apaisement. Merci à eux. Et aloha.

Le 31 décembre 2014, c'était un mercredi. Les tranches de saumon suintaient sur le plateau en inox en même temps qu'oncle Hector disposait les bouteilles de mousseux au frais, les petites guirlandes luminescentes étouffant leurs derniers chatoiements de l'année... Un des films sortis ce jour où la jeunesse chillait le plus innocemment du monde portait un titre dont on ignorait encore la portée cauchemardesque : A Most Violent Year. Pasolini de Ferrara sortant le même jour, nous espérions que la promesse d'amour, de volupté, triompherait, mais de fait, J.C. Chandor a emporté le morceau et le sang a coulé.

A Most Violent Year

La tentation du cynisme a été au cœur de nombreux gestes cinématographiques en 2015. En janvier déjà, l'Argentin Damián Szifron lançait un premier jet un peu réac, portraiturant ses contemporains comme des Nouveaux Sauvages. S'il s'agissait de rire – ricaner plus exactement – de la nature éminemment violente de l'homo modernicus toujours en plein burn out, on sentait bien que ces petites vignettes cachaient une haine rentrée. Pas d'enjeux idéologiques ici – il ne s'agit que de sketchs autour de querelles banales et quotidiennes – mais l'affirmation souterraine que c'est bien dans l'Homme lui-même et son petit égo maltraité que le Mal prend racine. Le jeu de massacre était amusant le temps de quelques pastilles puis très rapidement déprimant, le logiciel de pourrissement se répétant inlassablement.

Autre film de janvier 2015 présenté à Cannes 2014, Foxcatcher du tâcheron Bennett Miller écrasait ses petits personnages-figurines sous le récit amidonné et lénifiant du dyspeptique en quête d'oscar. L'histoire vraie d'un milliardaire assez mégalo pour créer de toute pièce une team de lutteurs et l'emmener au titre... On sortait de la salle en se disant que la tristesse durerait toujours. Le réel allait encore donner raison à un pisse-froid.

Pour autant, tous ces récits au mieux descriptifs, pour plombants qu'ils furent, ne posaient pas la question morale de leurs personnages. Ou alors de façon tout à fait superficielle. Le premier coup de semonce vint donc du vieillard aujourd'hui tout à fait sénile, Clint Eastwood, et son super sniper drapé de son honneur et sa bannière étoilée. L'histoire vraie d'un tireur d'élite des SEALs, Chris Kyle, devenu héros national, psychopathe raciste notoire dans la vraie vie, mais bourré de remords au cinéma ; pour assurer la démonstration, on n'en est pas à un détail près. 

La véritable question posée par le personnage (interprété par Bradley Cooper, ça aura son importance dans la fin du papier) ressemblait à peu près à ça : est-ce juste de tuer, de le faire à distance, mécaniquement, et d'en tirer des honneurs ? Clint évacue le dilemme moral assez rapidement, faisant mine de disserter à l'aide d'un bestiaire pour le moins lapidaire : les loups, les agneaux et les chiens de berger. Pas de questions, quelques tourments vite dissipés et donc oui, le rôle du chien de berger (i.e du tireur d'élite) est de protéger les brebis (i.e les G.I et les citizens). Fermez le ban. Certains thuriféraires ont voulu discerner une ambivalence, en oubliant assez rapidement à la fois ce qu'ils voyaient à l'écran mais aussi la nouvelle obsession politique de l'ancien pistolero, et ce, même quand il se rase le matin ou qu'il joue aux chaises musicales. Dans un contexte assez tendu, Clint jouait donc la carte martiale et la nostalgie d'une vieille Amérique qui ne prend plus fait et cause pour ses justiciers. Une Amérique qui devrait davantage encourager la destruction de l'étranger, symbolisé pour l'occasion par... un sniper. Oui, mais un mauvais sniper (rappelez-vous, dans Gran Torino, il y avait déjà les bons Chinois et les mauvais Chinois). À ce stade de la réflexion, les esprits éclairés commençaient déjà à faire la moue et se disaient entre eux que cette année allait être désespérante. Plus tard, nous étions encore assommés par la résignation, à l'oeuvre dans Sea Fog, Sicario, La Loi du marché et Cemetery of Splendor.

Et bonne année, grand-mère

Contexte social écrasant dans Sea Fog et La Loi du Marché, où l'argent pousse les individus à toutes les extrémités, de la simple délation au meurtre de masse. Dans Cemetery of Splendor, Apichatpong Weerasethakul n'était guère plus gai, même si son film offrait à ses personnages et ses lieux hantés la forme apaisante d'un animisme plein de douceur. Avec en sus un petit taquet aux superhéros décrits plus haut, puisque ses soldats à lui étaient plongés dans une narcolepsie grotesque. La torpeur, la moiteur et le rêve comme seuls refuges élégants à la prostration et l'effroi...

Plus récemment, nous étions encore plombés par le sempiternel film de cartel, Sicario, où Villeneuve déployait son petit programme de relativité morale et de cynisme benêt. Vice-Versa et son semi-lamento bien trop schématique ne nous réjouissait pas complètement non plus. Pas tellement pour sa conclusion assez fine qui associait mélancolie et félicité mais à cause de son récit compartimenté, presque clinique et pour tout dire vraiment maussade.

L'Homme irrationnel terminait le bal, Woody Allen reprenant son antienne d'un déterminisme funeste, déjà brossé dans Match Point, à ceci près que cette fois-ci, le crime ne devait pas payer. Déterminisme ? Social d'abord, celui du prolétaire qui noyaute la bonne société, par la singularité de son esprit dans L'Homme irrationnel, par sa beauté et son mérite dans Match Point. Déterminisme du hasard, ensuite, qui joue la possibilité du bonheur sur un coup de dé : une bague dans Match Point, une lampe de poche dans L'Homme irrationnel. L'aspect dérisoire de ces vies, qui prêterait à sourire, et la volupté narrative de L'Homme irrationnel n'empêchent pourtant pas l'amertume du constat social. Ou pour le dire à l'envers : nous ne pouvons pas grand chose face à la tragédie de la vie, mais au moins permet-elle quelques moments de félicité. Maigre consolation... N'y avait-il donc aucun réconfort à chercher du côté des salles obscures cette année ? Toutes ces Cassandre finiraient-elles par avoir le dernier mot ? N'avions-nous face à nous que cynisme, plaidoyer va-t'en-guerre, constat désolant ou prostration, le tout empaqueté dans des mises en scène trop souvent corsetées ?

Des Mille et une nuit, je vois...

Des tentatives plus heureuses, il y en a eu : Jafar Panahi qui adresse son plus beau sourire au régime autoritaire de Téhéran ; Miguel Gomes qui entonne le chant du coq, celui du réveil, à la face d'un monde en plein crépuscule ; ou encore Mad Max et Mustang, odes tour-à-tour frénétiques et douces à l'émancipation des femmes, des peuples. Quatre films éminemment solaires, dont trois au moins d'une geste cinématographique remarquable et merveilleuse (Mad Max, Taxi Téhéran, Les Mille et une nuits) mais pas dupes non plus : pour aucun d'eux la situation ne s'apprête à changer – Panahi risque toujours la prison – et le constat sur l'état du monde, qu'il ne soit qu'une projection symbolique ou une photographie réaliste, n'a rien de complaisant ni de béat.

D'autres films ont choisi cette voie : Seul sur Mars et sa croyance naïve dans l’épistémè et la tekhnè ; The Visit qui trouve son apaisement dans le simulacre cinématographique ; Une Belle fin qui nous invite à bien mourir pour bien vivre ; Citizenfour, documentaire paranoïaque pourtant plein d'espoir ; Phoenix qui sait renaître dans le travestissement ; le cas beaucoup plus épineux du Fils de Saul enfin, qui cherche le sens au milieu des ténèbres.

Mais s'il est un film qui plane au dessus des autres et qui doit à la fois synthétiser cette annus horribilis et y apporter une réponse satisfaisante : le chef-d'oeuvre absolu de Cameron Crowe, qui nous rappelle Douglas Sirk, Spielberg et Kant, tout à la fois. Un film qui vous lance un chaleureux « aloha » et qui vous remplit le cœur d'une joie infinie. 

... le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi

L'histoire d'Aloha n'est pas si simple à démêler, mais c'est aussi ce qui en fait le prix : les parcours individuels s'y emmêlent, puis s'ordonnent doucement jusqu'à constituer la belle et soyeuse étoffe de la plus pure vérité. Il y a des histoires d'amour qui se chevauchent, des deuils nécessaires, de la comédie de remariage avortée, des conflits intérieurs et politiques, toutes formes de tiraillements existentiels traités avec la plus parfaite tendresse, comme si le climat apaisant ou le hula hawaïen commandaient à la pensée. 

Bradley Cooper y interprète Brian Gilcrest, ancien consultant en armement américain, donné pour mort et méprisé après avoir opté pour une carrière de mercenaire en Afghanistan. Tout l'enjeu de son retour à Hawaï, qu'il a bien connu sous la coupe de l'U.S Air Force, est là : dorénavant à la solde d'une société civile de déploiement orbital, il doit négocier la bénédiction du roi de la population locale, souveraine dans une partie de l'archipel, pour avaliser l'envoi d'un satellite dont on ignore le contenu. À cela s’ajoutent les retrouvailles avec Tracy (Rachel « épiphanie » McAdams), unique amour de sa vie erratique et opportuniste, maintenant mariée et mère de deux enfants, et Lisa Ng (lumineuse Emma Stone), major de l'armée un peu rigide qui l'accompagne dans sa mission.

Si Aloha synthétise si bien les tensions de l'année écoulée, c'est d'abord qu'on lui a très injustement reproché son white-washing, qui lui a valu en partie de très mauvais chiffres aux États-Unis et, sous nos latitudes, une diffusion directement sur Netflix, sans passer par la case ciné. Vous pourrez vous faire une idée de la pertinence de la polémique en parcourant les sites afférants, mais c'est faire un bien mauvais procès à ce film qui cherche partout la concorde et l'apaisement : entre indigènes et colons, entre anciens amants et anciennes maîtresses et surtout avec soi-même. Aloha est une réponse à ces temps troublés, un guide, un onguent : le fameux et prétendu « choc des civilisations », la chair contre l'idéologie, les querelles de territoires, tout ça emmêlé à l'incompréhension du monde, de l'autre, et que Cameron Crowe vise à éclairer sous le langage du ciel.

Tout dans Aloha est baigné d'étoiles, des maisons nimbées de guirlandes luminescentes aux regards toujours étincelants, d'épiphanies, pour former une immense cosmogonie. Le chef-opérateur Eric Gautier se rapproche ici de son travail chez Resnais, et plus encore de Janusz Kaminski chez Spielberg (Arrête-moi si tu peux) ou de Larry Smith sur Eyes Wide Shut, à ceci près qu'il confronte aux intérieurs ouatés une luxuriante végétation, des aurores boréales, halos lumineux enveloppants, clarté nette des étoiles. Et c'est ici que Kant fait son apparition.

Aloha, Emmanuel Kant !

Pour le lycéen dilettante qui a peut-être encore quelques vagues souvenirs de ses cours de philo, il est tout à fait possible qu'il garde l'image un peu vague d'un Kant mécanicien rigoriste, à l'éthique toute entière dirigée par les impératifs catégoriques (« Tu dois ! ») qui confinent presque à l'abstraction. Certains connaissent peut-être à ce propos la célèbre formule de Péguy : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de main. Et nous, avec nos mains calleuses, nos mains noueuses, nos mains pécheresses, nous avons quelquefois les mains pleines ». Alors voilà ce cher Emmanuel crucifié sur l'autel du corps, dont il serait dépourvu. Pourtant, c'est lui qui écrit dans Critique de la raison pratique : « Deux choses me remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. […] Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible ».

Il est question de ciel et de morale dans Aloha. Qu'est-ce qui dans l'admiration de la voûte céleste aurait à voir avec la beauté morale ? C'est d'abord la volonté du roi de s'assurer que Brian Gilcrest n'enverra pas de missiles dans son ciel. Cet impératif royal renvoie immédiatement au dilemme moral de notre protagoniste, qui doit choisir entre le cynisme du mercenaire et le respect, au roi et à sa potentielle dulcinée. « Le ciel est bavard ce soir » affirme le fameux roi. Et s'il parle, c'est qu'il faut le respecter. Respecter le ciel, c'est se respecter soi-même et respecter l'univers en soi, c'est respecter l'Homme. C'est surtout une invitation à faire taire le tumulte du monde, à se taire soi-même. Cela occasionne notamment des scènes merveilleuses où l'ancien amant et le nouveau mari, d'abord figurés comme ennemis, dialoguent sans mots et finissent pas s'étreindre, se comprendre.

C'est aussi la vertu du corps, de la danse, l'autre moyen d'être, de dire et d'aimer, en silence. C'est enfin peut-être un message que nous envoie le cinéma. Se taire et regarder : le ciel, un film, l'autre que soi. Oh, ça ne changera pas le monde, mais peut-être, l'espace d'un instant, que cela taira sa fureur et qui sait, le rendra un peu meilleur.

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58 commentaires
  • typhonpurple
    commentaire modéré @viking Tu l'as trouvé déprimant?
    14 décembre 2015 Voir la discussion...
  • viking
    commentaire modéré @typhonpurple Oui plutôt. Inherent Vice, c'est un monde qui s'éteint, un mec coincé dans une époque qui ne veut plus de lui. J'avais trouvé la tonalité du film plutôt mélancolique (ce qui n'exclut pas la légèreté). Je ne le citerais pas comme un film qui remonte le moral. C'est pour ça je suis étonné, là.
    14 décembre 2015 Voir la discussion...
  • typhonpurple
    commentaire modéré @viking Ah oui. C’est intéressant. Car, bien qu’il y ait une mélancolie latente, Inherent Vice m’a toujours égayé, je veux dire profondément égayé. Peut-être parce que certaines cicatrices (la mort du compagnon de Bigfoot vengée par celle de Prussia, Shasta qui retombe dans les bras de Doc, Coy Harlingen qui rentre enfin chez lui) –les plus intimes –sont cautérisées au cours de cette enquête ; peut-être aussi parce que le film invente toujours une joie par-delà la douleur (le terrain vague qui semblait prêt à supporter la construction d’un amour entre Shasta et Doc, est investi par l’ignoble et éléphantesque immeuble du Croc d’Or ; et cet immeuble qui ranime la nostalgie, qui symbolise ce retour de la douleur, n’est qu’une nouvelle farce : un conglomérat de dentistes drogués où passent les fugueuses). Je ne sais pas, j’écris ça un peu à froid, mais Inherent Vice me fait toujours chaud au cœur :)
    14 décembre 2015 Voir la discussion...
  • viking
    commentaire modéré Ben peut-être qu'il faudrait que je le revoie, parce que là c'est ouf comme je m'en souviens pas (je m'en rends compte à travers les exemples que tu cites). A l'époque ça m'avait plutôt filé le spleen qu'autre chose (peut-être parce que j'avais été assez déçu).
    14 décembre 2015 Voir la discussion...
  • Grizlou
    commentaire modéré Inherent Vice est pour moi le film le plus réjouissant de cette année. Bien que son sujet principal soit la fin d'une utopie, PTA use d'un humour bienveillant envers ses personnages, jamais cynique ainsi que d'une voix off détachée qui relativise et adoucie la gravité des événements portés l'écran.C'est aussi un film où l'on sent bien formellement parlant grâce à un montage apaisé et une lumière douce.
    15 décembre 2015 Voir la discussion...
  • typhonpurple
    commentaire modéré @viking Ah, double mince (pour ta déception et pour le spleen). Mais courage haha ;)
    15 décembre 2015 Voir la discussion...
  • typhonpurple
    commentaire modéré @aureliengrizloucardon yep
    15 décembre 2015 Voir la discussion...
  • Trojan
    commentaire modéré @zephsk Que je suis content de lire du Michel Foucault, du Kant (avec effectivement la réserve de mes cours de philo) dans un article bien écrit et construit. Cette formidable citation de Kant (et ta MC) tendent à me réconcilier avec. Tu es précieux.
    16 février 2016 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @Trojan Eh bien, même si je ne crois pas avoir cité Foucault, tout ceci me ravit. Merci vraiment et merci pour Emmanuel :)
    16 février 2016 Voir la discussion...
  • Trojan
    commentaire modéré @zephsk Dès que je vois "épistémè", ce formidable chauve à lunette apparaît :).
    16 février 2016 Voir la discussion...
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